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Ils n’avaient toujours aucune idée d’où aller, mais elle ne s’inquiétait pas. Les gens comme Jonas et elle s’en sortaient toujours. Pour eux, il n’y avait pas de frontières, pas d’obstacles.

Elle avait déjà recommencé sa vie deux fois. La dernière en date, lorsqu’elle avait rencontré Jonas dans la maison abandonnée. Elle s’y était réfugiée pour dormir et en ouvrant les yeux, elle avait vu un étranger qui l’observait. Dès que leurs regards s’étaient croisés, ils avaient su qu’ils étaient faits l’un pour l’autre. Elle avait vu les ténèbres de son âme, il avait vu les ténèbres de la sienne.

Quand elle avait voyagé avec le cirque, l’Europe entière était sa maison, mais elle avait toujours su qu’elle reviendrait à Fjällbacka. Une force irrésistible l’y attirait. Jamais auparavant elle n’avait ressenti un besoin aussi puissant, et lorsque finalement elle avait atteint son but, Jonas était là pour l’accueillir.

Il était son destin, et dans l’obscurité de la maison, il lui avait tout raconté. La pièce sous la grange, ce que son père faisait aux filles, des filles qui ne manquaient à personne, qui n’avaient leur place nulle part. Des filles sans valeur.

Ayant décidé de suivre la même voie qu’Einar, ils avaient choisi, contrairement à lui, des filles qui manqueraient à quelqu’un, des filles aimées. Créer une marionnette, une poupée sans défense, à partir d’un être qui comptait pour quelqu’un, amplifiait la jouissance. C’est peut-être ce qui avait précipité leur chute, mais il n’aurait pu en être autrement.

Elle n’avait pas peur de l’inconnu. Ils seraient simplement obligés de bâtir de nouveaux mondes ailleurs. Tant qu’ils étaient ensemble, ça n’avait aucune importance. Quand elle avait rencontré Jonas, elle était devenue Marta. Sa jumelle, son âme sœur.

Jonas comblait son esprit et son existence. Et cependant, elle n’avait pas su résister à Victoria. C’était étrange. Elle qui avait toujours compris l’importance de la maîtrise de soi, qui ne s’était jamais laissé guider par ses désirs. Mais elle n’était pas bête. Elle avait vite compris que la force d’attraction de Victoria tenait à sa ressemblance avec quelqu’un qui avait été jadis comme une partie d’elle-même, et qui l’était encore. Sans s’en douter, Victoria avait réveillé de vieux souvenirs et Marta n’avait pas su résister. Elle voulait à la fois Jonas et Victoria.

Céder à la tentation de toucher la peau d’une jeune fille, une fille qui lui rappelait un amour perdu, avait été une erreur. Au bout de quelque temps, elle avait réalisé que c’était intenable, et surtout elle s’était lassée. Les différences étaient malgré tout plus nombreuses que les similitudes. Alors elle avait offert Victoria à Jonas. Il lui avait pardonné, et c’était comme si l’amour de Jonas était devenu plus fort encore.

C’était inexcusable de ne pas avoir correctement fermé la trappe ce soir-là. Ils étaient devenus négligents, ils la laissaient bouger librement dans la pièce, mais jamais ils n’auraient imaginé qu’elle puisse monter l’échelle, sortir de la grange et s’enfuir à pied dans la forêt. Ils avaient sous-estimé Victoria, et avaient pris un risque en laissant la mort arriver si près d’eux. Ils en avaient payé le prix fort, mais ni l’un ni l’autre ne considérait cet épisode comme une fin. Au contraire, c’était un nouveau départ. Une nouvelle vie. Sa troisième.

Son premier changement de vie s’était produit lors d’une de ces journées d’été qui vous donnent l’impression d’avoir le sang en ébullition. Louise et elle avaient décidé d’aller se baigner, et sur sa proposition, elles s’étaient éloignées de la plage pour aller sauter du haut des rochers.

Après avoir compté jusqu’à trois, elles avaient sauté dans l’eau, main dans la main. La chute lui coupa le souffle, et la fraîcheur de l’eau fut comme un baume. Mais l’instant d’après, on aurait dit qu’une paire de bras puissants la saisissait et la tirait vers le fond. L’eau se referma sur elle, et elle lutta de toutes ses forces contre le courant.

Quand sa tête fendit la surface à nouveau, elle nagea comme elle put vers le bord. C’était comme nager dans du goudron. Lentement, lentement, elle avança tout en essayant de tourner la tête pour chercher Louise, qui n’apparaissait nulle part. Ses poumons étaient trop exténués pour appeler, une seule pensée la tenait : survivre, rejoindre le rivage.

Soudain, le courant faiblit, chaque mouvement de ses bras la propulsait en avant. Après quelques minutes, elle atteignit la grève. Épuisée, elle resta à plat ventre sur la plage, les jambes dans l’eau et la joue contre le sable. Quand elle eut retrouvé son souffle, elle se redressa péniblement et regarda autour d’elle. Elle appela Louise, sans obtenir de réponse. Les mains en visière, elle laissa son regard balayer la surface de l’eau dans tous les sens. Elle grimpa sur le rocher d’où elles avaient sauté. De plus en plus désespérée, elle courait à droite, à gauche, cherchant, criant. Pour finir elle se laissa tomber sur le rocher où elle resta longtemps à attendre. Peut-être ferait-elle mieux d’aller chercher du secours ? Mais alors il faudrait renoncer à leur plan. Louise avait disparu, et il valait mieux partir seule que de ne pas partir du tout.

Elle abandonna sur le rocher leurs habits et toutes leurs affaires. Elle avait prêté à Louise son maillot de bain préféré, le bleu, et elle était contente que Louise ait pu l’emporter avec elle dans les profondeurs. Comme un cadeau.

Elle partit, laissant la mer derrière elle. Sur son chemin, elle vola quelques vêtements sur un étendoir à linge, puis continua de marcher avec détermination vers son avenir. Par précaution, elle passa par la forêt, si bien qu’elle n’arriva à Fjällbacka que dans la soirée. En découvrant le cirque pas loin, les couleurs vives, les cris joyeux, le brouhaha et la musique, tout lui parut étrangement familier. Elle était arrivée chez elle.

Ce jour-là, elle était devenue Louise. Celle qui avait fait ce qu’elle-même avait toujours rêvé de faire, qui avait vu le sang couler d’un corps humain, qui avait vu la flamme de la vie s’éteindre. La jalousant presque, elle avait écouté ses récits sur le cirque, la vie de Vladek, le dompteur de lions. Ça paraissait si exotique comparé à son propre passé sordide. Elle voulait être Louise, avoir son passé.

Elle avait ressenti de la haine envers Peter et Laila. Louise avait tout raconté. Comment sa mère avait endossé la responsabilité du meurtre, comment la grand-mère s’était chargée du petit-fils adoré, en refusant tout lien avec sa petite-fille. Même si Louise ne le lui avait jamais demandé, elle devait la venger. La haine avait brûlé, froide, et elle avait accompli son devoir.

Plus tard elle avait retrouvé la maison natale de Louise, sa maison, et c’est là qu’elle avait rencontré Jonas. Elle était Tess. Elle était Louise. Elle était Marta. Elle était l’autre moitié de Jonas. Et elle n’avait pas encore terminé. L’avenir lui dirait quelle serait sa prochaine identité.

Elle lui adressa un sourire, assise à côté de lui dans la voiture volée. Ils étaient libres et courageux, ils étaient forts. Ils étaient des lions indomptables.

Quelques mois s’étaient écoulés depuis le jour où Laila avait pu rencontrer Peter pour la première fois depuis toutes ces années. Elle se rappelait encore ce qu’elle avait ressenti en le voyant pénétrer dans la salle des visites. Il était si beau, il ressemblait tellement à son père, en plus svelte, comme elle.

Et elle avait enfin pu retrouver Agneta. Elles avaient toujours été proches, mais s’étaient séparées par nécessité. Sa sœur lui avait fait le plus grand des cadeaux. Elle avait pris son fils sous son aile et lui avait donné un refuge et une famille. Il avait été en sécurité chez eux en Espagne, pendant que Laila conservait tous les secrets.