– Ne crains rien, je serai éloquent et moral autant que le ministère public lui-même. Puis, je ferai entendre à madame Fauvel que si vraiment elle aime sa nièce, elle doit souhaiter lui voir épouser non ce petit caissier, un subalterne sans le sou, mais un homme important, un grand industriel, l’héritier d’un des beaux noms de France, marquis, pouvant prétendre aux plus hautes situations, assez riche enfin, pour te donner un état dans le monde.
Raoul lui-même se laissait prendre à ces perspectives.
– Si tu ne la décides pas, dit-il, tu la feras hésiter.
– Oh! je ne m’attends pas à un brusque changement. Ce n’est qu’un germe que je déposerai dans son esprit; grâce à toi, il se développera, il grandira et portera ses fruits.
– Grâce à moi?
– Oui, laisse-moi finir. Tout cela dit, je disparais, je ne me montre plus, et ton rôle commence. Comme de juste, ta mère te répète notre conversation, et même par là nous jugerons l’effet produit. Mais toi, à l’idée d’accepter quelque chose de moi, tu te révoltes. Tu te déclares énergiquement prêt à braver toutes les privations, la misère – dis la faim, pendant que tu y seras – plutôt que de recevoir quoi que ce soit d’un homme que tu hais, d’un homme qui… d’un homme dont… enfin, tu vois la scène d’ici.
– Je la vois et je la sens. Dans les rôles pathétiques, je suis toujours très beau, quand j’ai eu le temps de me préparer.
– Parfait. Seulement, ce généreux désintéressement ne t’empêchera pas de recommencer tout à coup ta vie de dissipation. Plus que jamais tu joueras, tu parieras et tu perdras. Il te faudra de l’argent, et encore de l’argent, tu seras pressant, impitoyable. Et note que de tout ce que tu arracheras je ne te demanderai nul compte, ce sera à toi, bien à toi.
– Diable! si tu l’entends ainsi…
– Tu marcheras, n’est-ce pas.
– Et vite, je t’en réponds.
– C’est ce que je te demande, Raoul. Il faut qu’avant trois mois tu aies épuisé toutes les ressources, toutes, m’entends-tu bien? de ces deux femmes. Il faut que tu les amènes à ne plus savoir où donner de la tête. Je les veux, dans trois mois, ruinées absolument, sans argent, sans un bijou, sans rien.
Louis de Clameran s’exprimait avec une telle animation, avec une violence de passion si surprenante après l’exposé de ses combinaisons, que Raoul n’en pouvait revenir.
– Tu hais donc bien ces malheureuses femmes? demanda-t-il.
– Moi! s’écria Louis, dont l’œil étincela, moi les haïr! Tu ne vois donc pas, aveugle, que j’aime Madeleine, comme on aime à mon âge, à en devenir fou? Tu ne sens donc pas que sa pensée envahit tout mon être, que le désir flambe dans mon cerveau, que son nom, quand je le prononce, brûle mes lèvres?…
– Et tu n’es ni troublé ni ému à l’idée de lui préparer les plus cuisants chagrins?
– Il le faut. Est-ce que jamais sans de cruelles souffrances, sans les plus amères déceptions, elle serait à moi? Le jour où tu auras conduit madame Fauvel et sa nièce si près de l’abîme qu’elles en verront le fond, ce jour-là, j’apparaîtrai. C’est quand elles se croiront perdues sans rémission que je les sauverai. Va! j’ai su me réserver une belle scène, et j’y saurai mettre tant de noblesse et de grandeur que Madeleine en sera touchée. Elle me hait, tant mieux! Quand elle verra bien, quand il lui sera démontré que c’est sa personne que je veux et non pas son argent, elle cessera de me mépriser. Il n’est pas de femme que ne touche une grande passion et la passion excuse tout. Je ne dis pas qu’elle m’aimera, mais elle se donnera à moi sans répugnance; c’est tout ce que je demande.
Raoul se taisait, épouvanté, de ce cynisme, de tant de froide perversité. Clameran affirmait son immense supériorité dans le mal, et l’apprenti admirait le maître.
– Tu réussirais certainement, mon oncle, dit-il, sans le caissier adoré. Mais entre Madeleine et toi, il y aura toujours, sinon Prosper lui-même, au moins son souvenir.
Louis eut un mauvais sourire, qu’un geste de colère et de dédain rendit plus significatif et plus effrayant encore.
– Prosper, prononça-t-il en jetant son cigare qui venait de s’éteindre, je me soucie de lui comme de cela…
– Elle l’aime.
– Tant pis pour lui. Dans six mois, elle ne l’aimera plus; il est déjà perdu moralement. À l’heure où cela me conviendra, je l’achèverai. Sais-tu où mènent les mauvais chemins, mon neveu? Prosper a une maîtresse coûteuse, il roule voiture [6], il a des amis riches, il joue. Es-tu joueur, toi?… Il lui faudra de l’argent après quelque nuit de déveine; les pertes du baccarat se payent dans les vingt-quatre heures, il voudra payer et… il a une caisse.
Pour le coup, Raoul ne put s’empêcher de protester.
– Oh!…
– Il est honnête! vas-tu me dire. Parbleu! je l’espère bien. Moi aussi, la veille du jour où j’ai fait sauter la coupe, j’étais honnête. Il y a longtemps qu’un coquin aurait confessé Madeleine et nous aurait forcés à plier bagage. Il est aimé, me dis-tu? Alors, quel orgeat coule donc dans ses veines qu’il se laisse ainsi ravir la femme aimée? Ah! si j’avais senti la main de Madeleine frémir dans la mienne, si son souffle, dans un baiser, avait effleuré mon front, le monde entier ne me l’enlèverait pas. Malheur à qui barre ma route. Prosper me gêne, je le supprime. Je me charge, avec ton aide, de la pousser dans un tel bourbier que la pensée de Madeleine n’ira pas l’y chercher.
L’accent de Louis exprimait une telle rage, un si immense désir de vengeance, que Raoul, vraiment ému, réfléchissait.
– Tu me réserves, dit-il après un bon moment, un rôle abominable.
– Mon neveu aurait-il des scrupules? demanda Clameran du ton le plus goguenard.
– Des scrupules… pas précisément; cependant, j’avoue…
– Quoi! Que tu as envie de reculer? C’est un peu tard t’y prendre. Ah! ah!… Monsieur veut toutes les jouissances du luxe, de l’or plein les poches, des chevaux de race, enfin tout ce qui brille et tout ce qui fait envie… seulement, monsieur désire rester vertueux. Il fallait naître avec des rentes alors. Imbécile!… As-tu jamais vu des gens comme nous puiser des millions aux sources pures de la vertu? On pêche dans la boue, mon neveu, et on se débarbouille après.
– Je n’ai jamais été assez riche pour être honnête, fit humblement Raoul, seulement, torturer deux femmes sans défense, assassiner un pauvre diable qui se croit mon ami, dame! c’est dur.
Cette résistance qu’il taxait d’absurde, de ridicule, exaspérait au dernier point Louis de Clameran.