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— Geofram Bornhald et un millier de Fils ont péri et des Aes Sedai en sont responsables ? Tu es sûr de ce que tu avances, Fils de la Lumière Byar ?

— Sûr et certain, seigneur général ! Après une escarmouche, sur la route de Falme, j’ai vu les cadavres de deux sorcières de Tar Valon. Nous avions fini par les cribler de flèches, mais non sans laisser cinquante hommes sur le carreau.

— Il s’agissait d’Aes Sedai, tu n’as pas le moindre doute ?

— Seigneur, le sol s’est ouvert sous nos pieds ! Et des éclairs se sont abattus sur nous alors qu’il n’y avait pas un nuage dans le ciel. Quelle autre explication pourrait-il y avoir ?

Jaret Byar n’ayant aucune imagination, on ne pouvait le soupçonner d’affabuler. Pour lui, la mort faisait partie du quotidien d’un soldat, et la manière dont elle venait n’importait pas vraiment. Sauf quand ça sortait pour de bon de l’ordinaire…

Niall hocha sombrement la tête. Depuis la Dislocation du Monde, il n’existait plus d’Aes Sedai mâles, mais les femmes qui revendiquaient désormais le titre n’avaient rien à envier à leurs confrères. Bien entendu, elles prêtaient les Trois Serments, jurant de dire exclusivement la vérité, de ne fabriquer aucune arme pouvant servir à un homme pour en tuer un autre et de ne jamais utiliser le Pouvoir à des fins guerrières, sauf contre les Suppôts et les Créatures des Ténèbres. Désormais, la supercherie était éventée, les « serments » se révélant d’ignobles mensonges. Selon Niall, nul ne pouvait aspirer à tant de puissance sans avoir l’intention de défier un jour le Créateur. Donc, de se mettre au service du Ténébreux…

— Et tu ne sais rien de ceux qui ont conquis Falme et massacré la moitié d’une de mes légions ?

— Le seigneur capitaine Bornhald m’a dit qu’ils se nommaient eux-mêmes les Seanchaniens. Un ramassis de Suppôts, selon lui. Même s’il n’a pas survécu, sa charge héroïque les a mis en déroute. Seigneur général, j’ai parlé à des gens qui fuyaient la cité. Tous étaient d’accord sur un point : débordés par le seigneur Bornhald et ses hommes, les envahisseurs ont fini par fuir. Une débandade, ni plus ni moins !

Niall soupira discrètement. Dans ses deux précédents récits, Byar avait utilisé les mêmes mots, à quelques rares nuances près.

Un bon soldat, comme aimait à le dire Geofram Bornhald, mais mal préparé à penser par lui-même…

— Seigneur général, mon supérieur m’a pour de bon demandé d’assister de loin à la bataille. J’avais mission de vous faire un rapport et de raconter au seigneur Dain comment était mort son père.

— Oui, oui, bien sûr…, souffla Niall, agacé.

Il dévisagea un moment l’officier au visage émacié et ajouta :

— Personne ne met en doute ton courage et ton honnêteté, Fils de la Lumière. Livrer une bataille sans espoir est tout à fait dans le style de Geofram Bornhald…

Mais pas dans le tien, mon pauvre ami, parce que tu manques beaucoup trop d’imagination pour ça…

Jugeant qu’il n’avait plus rien à tirer de l’officier, Niall lui fit signe de se relever.

— Tu as très bien agi, Fils de la Lumière Byar. Je t’autorise à aller voir Dain Bornhald afin de lui raconter la mort de son père. Il doit être avec Eamon Valda, dans les environs de Tar Valon. Tu peux partir quand ça te chantera…

— Merci, seigneur général, dit Byar. (À peine redressé, il se fendit d’une profonde révérence.) Mais je dois vous dire, seigneur… Eh bien, nous avons été trahis !

— Par le Suppôt que tu détestes tant, Fils de la Lumière Byar ?

Niall ne put dissimuler totalement son agacement. Les cendres d’un plan patiemment ourdi gisaient auprès des dépouilles de mille valeureux guerriers, et ce fichu Byar n’avait qu’un seul nom à la bouche.

— Le jeune costaud que tu as vu deux fois, si je ne m’abuse ? Le fameux Perrin de Deux-Rivières ?

— Oui, seigneur général… J’ignore les détails, mais je suis sûr qu’il est responsable du désastre. J’en mettrais ma tête à couper !

— Je verrai ce que je peux faire à son sujet, Fils de la Lumière Byar. (L’officier fit mine de parler, mais Niall lui intima le silence d’un geste vif.) Tu peux disposer, à présent…

L’officier dut capituler. Après un ultime salut, il tourna les talons et s’en fut.

Alors que la porte se refermait sur son visiteur, Pedron Niall se laissa tomber dans son grand fauteuil. Pourquoi Byar haïssait-il Perrin à ce point ? Les Suppôts étant légion, pour quelle raison gaspillait-il ainsi son énergie ? Au sommet de la société comme au plus bas de l’échelle, des traîtres à l’humanité, dissimulés derrière une courtoisie de façade et des sourires chaleureux, se dévouaient corps et âme au Ténébreux. Quelle différence pouvait faire un nom de plus sur cette longue liste ?

En quête d’un peu de confort pour ses vieux os, Niall changea de position sur son siège. Pas pour la première fois, loin de là, il songea vaguement qu’un coussin ne serait pas du luxe. Comme toujours, il repoussa cette idée. Alors que le monde menaçait de basculer dans le chaos, il n’avait aucune intention de faire des concessions à l’âge.

Revenant à des préoccupations plus pressantes, il récapitula mentalement tous les augures qui annonçaient un désastre. Le conflit entre le Tarabon et l’Arad Doman, la guerre civile qui faisait rage au Cairhien, la poussée de fièvre martiale que subissaient Tear et l’Illian – de vieux ennemis s’il en était… Ces divers affrontements ne signifiaient peut-être rien, pris individuellement – après tout, les hommes étaient belliqueux par nature – mais ils se présentaient tous en même temps, et ça n’avait rien d’habituel. De plus, si un faux Dragon sévissait dans la plaine d’Almoth, un autre faisait des ravages au Saldaea et un troisième se déchaînait à Tear. Trois imposteurs en même temps !

Car ce sont tous des imposteurs, n’est-ce pas ? Il faut qu’il en soit ainsi !

Une multitude de détails, voire de rumeurs, sans importance tant qu’on ne les prenait pas ensemble… Par exemple, on signalait des Aiels aussi loin à l’ouest que sur le territoire du Murandy et du Kandor. Deux ou trois individus, jamais plus que ça… Mais en binôme ou par milliers, les Aiels n’étaient sortis de leur désert qu’en une seule occasion, depuis la Dislocation du Monde. Une unique occurrence que nul n’était près d’oublier, cela dit… Dans le même ordre d’idées, les Atha’an Miere, autrement appelés le Peuple de la Mer, semblaient se détourner du commerce pour guetter des signes et des augures. Sans daigner préciser ce qu’ils attendaient, ils naviguaient dans des bateaux aux cales à moitié remplies, quand elles n’étaient pas tout à fait vides.

Autre indice qui ne trompait pas, l’Illian avait pour la première fois depuis quatre siècles lancé la Grande Quête du Cor. Des centaines de Quêteurs étaient partis à la recherche du Cor de Valère, un instrument légendaire censé, selon les prophéties, réveiller les héros morts afin qu’ils participent à Tarmon Gai’don, l’Ultime Bataille contre les Ténèbres. Et selon certaines rumeurs, les Ogiers – un peuple si refermé sur lui-même que bien des gens doutaient de son existence – organisaient des conciliabules entre leurs différents Sanctuaires pourtant dispersés aux huit coins du monde.

Il y avait plus parlant encore, en tout cas aux yeux de Niall : les Aes Sedai étaient sorties de l’ombre. D’après ce qu’on disait, elles avaient envoyé des sœurs au Saldaea afin d’affronter le faux Dragon Mazrim Taim. Si peu fréquent que ce fût pour un homme, Taim était capable de canaliser le Pouvoir de l’Unique. Cela suffisait à inspirer à son sujet à la fois la peur et le mépris. De l’avis presque général, un homme pareil ne pouvait pas être vaincu sans l’aide des Aes Sedai. Accepter leur intervention valait quand même mieux que de subir d’indicibles horreurs, lorsque le faux Dragon perdrait la raison. Cela dit, Tar Valon semblait avoir envoyé des sœurs soutenir l’autre imposteur qui sévissait à Falme. Aucune autre interprétation ne collait avec les faits…