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Le schéma qui prenait forme devant les yeux de Niall lui glaçait jusqu’à la moelle des os. Le chaos se répandait et des événements jusque-là rarissimes se multipliaient. Le monde entier était en ébullition, comme si quelque chose se préparait. Et pour le seigneur général, la nature de ce « quelque chose » ne faisait pas de doute. L’Ultime Bataille était pour très bientôt.

Tous les plans de Niall s’en trouvaient réduits à néant. Des plans qui auraient pourtant dû, en théorie, inscrire son nom en lettres d’or dans la glorieuse histoire des Fils de la Lumière. Mais les périodes troubles comblaient souvent de bienfaits les opportunistes, et le vieil homme avait ourdi de nouveaux plans visant des objectifs différents. De quoi le satisfaire, s’il conservait assez de force et de volonté pour mener à bien ses grands projets.

Lumière, prête-moi assez de vie pour réussir !

Un coup discret, à la porte de la salle, tira Niall de sa sombre méditation.

— Entrez ! lança-t-il.

Un serviteur en livrée blanc et jaune pénétra dans la pièce et se fendit d’une révérence. Les yeux rivés sur le sol, il annonça que Jaichim Carridin, Initié de la Lumière et Inquisiteur de la Main de la Lumière, avait répondu à la convocation du seigneur général.

Sans laisser le temps à Niall de parler, Carridin vint se camper derrière le serviteur, que son maître congédia d’un geste distrait.

Avant que la porte se fût refermée sur le domestique, Carridin mit un genou en terre, faisant onduler comme une traîne sa cape blanche. Sous le soleil qui ornait le côté gauche du vêtement, un bâton de berger rouge sang signalait son appartenance à la Main de la Lumière, un ordre dont les membres étaient surnommés les « Confesseurs », un nom qu’il valait mieux éviter d’utiliser en leur présence.

— Pour répondre à ta convocation, seigneur général, je suis revenu à la hâte du Tarabon.

Niall étudia un moment son interlocuteur. De haute taille, Carridin n’était plus un jeune homme, comme en témoignaient ses tempes grisonnantes. Mais il gardait une belle prestance et semblait toujours plus dur que l’acier le mieux trempé. Comme à l’accoutumée, ses yeux sombres enfoncés dans leurs orbites exprimaient une profonde sagesse – à croire qu’il n’était plus dupe de rien depuis bien longtemps – et ils ne cillèrent pas quand le regard pénétrant de Niall les sonda. Très peu d’hommes avaient bonne conscience au point de ne pas tressaillir sous cet examen. À moins que Carridin ait simplement des nerfs d’acier ? Car enfin, devoir quitter ses troupes et rentrer d’urgence à Amador – sans un commencement d’explication – n’arrivait pas tous les jours. Mais Jaichim Carridin avait la réputation d’être plus patient et inébranlable qu’un rocher…

— Lève-toi, Fils de la Lumière Carridin. (Alors que le Confesseur obéissait, Niall passa tout de suite à l’offensive.) J’ai des nouvelles de Falme – des nouvelles inquiétantes, dois-je préciser.

Carridin tira sur les plis de sa cape, les rectifiant, puis il répondit d’un ton presque nonchalant, comme s’il s’était adressé à un égal, pas au chef qu’il avait juré de servir au péril de sa vie :

— Seigneur général, tu fais allusion aux nouvelles apportées par le Fils de la Lumière Byar, ancien second du seigneur capitaine Bornhald ?

Niall cligna imperceptiblement de l’œil gauche – un signe annonciateur de colère, chez lui. En théorie, trois hommes seulement savaient que Byar était à Amador. Et Niall aurait dû être le seul à pouvoir dire d’où il venait.

— Ne joue pas sans cesse au plus fin avec moi, Carridin… Ta volonté de tout savoir risque de te conduire un jour entre les mains de tes propres Confesseurs.

Si le nom employé lui déplut, l’Inquisiteur ne le montra pas – n’était sa façon soudaine de serrer les lèvres, comme s’il voulait empêcher quelques mots de s’en échapper.

— Seigneur général, la Main cherche la vérité en toutes circonstances, afin de servir la Lumière.

Servir la Lumière, pas les Fils de la Lumière…

Tous les membres de l’ordre servaient la Lumière, mais on pouvait se demander si les Confesseurs avaient encore conscience d’appartenir à une organisation.

— Et quelle vérité m’apportes-tu, au sujet de ce qui se passe à Falme ?

— Des Suppôts des Ténèbres, seigneur général…

— Des Suppôts ? (Niall eut un rire sans joie.) Il y a quelques semaines, tu m’annonçais que Geofram Bornhald servait le Ténébreux parce qu’il t’avait désobéi, conduisant une bonne partie de ses forces sur la pointe de Toman. Veux-tu maintenant me faire gober que ce même Bornhald, un Suppôt, a lancé ses hommes à l’assaut d’autres Suppôts des Ténèbres, signant ainsi leur arrêt de mort ?

— Nous ne saurons jamais si c’était un Suppôt, lâcha Carridin, puisqu’il est mort avant d’avoir été soumis à la question. Les desseins des Ténèbres sont souvent impénétrables. Pour ceux qui marchent dans la Lumière, ils peuvent sembler absurdes. Mais les conquérants de Falme étaient des Suppôts, j’en suis certain. Des Suppôts et des Aes Sedai se sont unis pour soutenir un faux Dragon. Si j’ai une certitude, seigneur général, c’est que le Pouvoir de l’Unique est responsable du massacre de Bornhald et de ses hommes. Pareillement, c’est à lui qu’on doit la destruction des troupes envoyées par le Tarabon et l’Arad Doman pour combattre les envahisseurs à Falme.

— Que fais-tu de l’hypothèse la plus répandue ? Selon laquelle ces conquérants auraient traversé l’océan d’Aryth…

Carridin secoua la tête.

— Seigneur général, les rumeurs vont bon train, voilà tout… Selon certaines d’entre elles, ces envahisseurs seraient les descendants des armées qu’Aile-de-Faucon chargea de traverser l’océan d’Aryth, il y a mille ans. Des descendants qui viendraient réclamer l’empire de leurs ancêtres ! Sais-tu que des fous prétendent avoir vu Artur à Falme ? Accompagné par la moitié de nos héros légendaires, qui plus est ! Seigneur, du Tarabon au Saldaea, l’Ouest est en ébullition, et de nouvelles fables, telles des bulles, éclatent chaque jour à la surface. Chacune se révèle plus inepte que la précédente, bien entendu. Les « Seanchaniens » sont simplement l’invention d’une bande de Suppôts réunis pour soutenir un faux Dragon. Mais avec l’aide des Aes Sedai, cette fois…

— Quelle preuve as-tu de ce que tu avances ? demanda Niall, sans faire mystère de ses doutes. Aurais-tu fait des prisonniers ?

— Non, seigneur général… Comme le Fils de la Lumière Byar a dû te le dire, la charge de Bornhald fut assez violente pour forcer l’ennemi à se débander. Quant aux gens que nous avons interrogés, ils n’auraient pour rien au monde admis qu’ils s’étaient ralliés à un faux Dragon. En guise de preuve, j’ai une démonstration en deux parties, si tu veux bien m’écouter, seigneur général.

Niall fit signe à son interlocuteur de continuer.

— La première partie repose sur la négation… Peu de navires ont tenté de traverser l’océan d’Aryth, et la plupart ne sont jamais revenus. Les rares qui se sont remontrés avaient rebroussé chemin avant d’être à court de vivres et d’eau potable. Malgré son goût du commerce, le Peuple de la Mer lui-même ne s’attaque pas à cet océan, et il s’aventure pourtant au-delà du désert des Aiels. Seigneur général, s’il y a un continent de l’autre côté de l’Aryth, il est bien trop loin pour que nous puissions l’atteindre. Faire traverser une armée d’invasion est impossible. Autant essayer de la faire voler !