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— Je veux bien te suivre sur ce point…, souffla Niall. Ton raisonnement se tient, même s’il n’est pas concluant. Ta seconde partie, à présent ?

— Seigneur général, un grand nombre de… sujets… interrogés par nos soins ont affirmé que des monstres combattaient aux côtés des Suppôts. Même sous une pression maximale, ces « témoins » ne se sont pas rétractés. Il devait donc s’agir de Trollocs et d’autres Créatures des Ténèbres – une meute sortie on ne sait comment de la Flétrissure. (Carridin écarta théâtralement les bras.) De nos jours, la plupart des gens pensent que les Trollocs sont une invention de voyageurs friands de beaux mensonges. Quelques esprits éclairés reconnaissent leur existence, mais en ayant la certitude que ces sbires du Ténébreux furent tous tués durant les guerres des Trollocs. Comment s’étonner qu’on parle de « monstres » sans plus de précision ni de détails ?

— Oui, tu pourrais avoir raison, Fils de la Lumière Carridin. J’ai bien dit « pourrais ». (Pas question de capituler, même si Niall partageait en fait cette analyse.) Mais qu’en est-il de lui ? (Le seigneur général désigna les dessins enroulés.) Cet imposteur est-il dangereux ? Sait-il canaliser le Pouvoir ?

Connaissant Carridin, Niall ne doutait pas un instant qu’il avait dans ses bagages des copies de ces documents. L’Inquisiteur ne cilla même pas, comme si tout cela allait de soi…

— Peut-être bien que oui, seigneur général, et peut-être bien que non… Si ça leur chantait, les Aes Sedai pourraient nous faire gober qu’un chat est capable de canaliser. Quant à savoir si ce faux Dragon est dangereux… Eh bien, avant d’être vaincu, tout imposteur est menaçant. Étant soutenu par Tar Valon, celui dont nous parlons l’est dix fois plus que les autres. Mais il l’est moins aujourd’hui qu’il le sera dans six mois, si on le laisse faire… Les prisonniers que j’ai interrogés ne l’ont jamais vu et ils ignorent où il peut être. Ses forces sont dispersées, probablement jamais plus de deux cents fidèles au même endroit… S’ils n’étaient pas occupés à s’entre-tuer, les Tarabonais et les Domani, ensemble ou séparément, pourraient les écrabouiller sans peine.

— Mais un faux Dragon ne suffit pas à leur faire oublier quatre siècles de dispute autour de la plaine d’Almoth. Comme si l’un de ces deux pays était assez puissant pour tenir ce territoire, s’il le possédait…

Carridin ne bronchant toujours pas, Niall se demanda comment il pouvait afficher un calme pareil.

Mais tu vas bientôt t’énerver, Confesseur !

— Ces forces ne comptent pas, seigneur général… L’hiver les confine dans leur campement, n’étaient quelques raids et escarmouches sporadiques. Quand le temps se réchauffera assez pour que les mouvements de troupes soient possibles… Eh bien, Bornhald a perdu la moitié de sa légion sur la pointe de Toman. Avec l’autre moitié, je traquerai le faux Dragon jusqu’à sa mise à mort. Un cadavre n’est plus dangereux pour personne…

— Et si tu affrontes les adversaires supposées de Bornhald ? Des Aes Sedai qui utilisent le Pouvoir pour tuer ?

— Leur sorcellerie ne les protège pas des flèches, ni d’un couteau qui frappe au cœur de la nuit. Ces femmes meurent comme tout le monde… (Carridin sourit.) Je te promets un succès total avant l’été, seigneur général.

Niall acquiesça. L’Inquisiteur était en confiance, désormais. S’il y en avait eu, les questions délicates auraient déjà été posées…

Carridin, je suis un fin tacticien, tu aurais dû t’en souvenir…

— Pourquoi n’as-tu pas conduit tes propres forces à Falme ? La pointe de Toman étant infestée de Suppôts – et Falme leur appartenant – pourquoi n’as-tu pas tenté d’arrêter Bornhald ?

Carridin cilla, mais sa voix ne trembla pas :

— Au début, il n’y avait que des rumeurs – si folles que personne n’y croyait. Quand j’ai découvert la vérité, Bornhald avait déjà lancé sa charge. Il n’avait pas survécu et les Suppôts s’étaient débandés… Ma mission, ne l’oublions pas, était de restaurer le règne de la Lumière sur la plaine d’Almoth. Je ne pouvais pas m’en détourner pour courir après des chimères.

— Ta mission ? s’écria Niall.

Il se leva et le Confesseur, bien que le dominant d’une bonne tête, recula d’instinct.

— Ta mission ? Tu devais conquérir la plaine d’Almoth ! Un seau vide qui n’appartenait à personne, malgré un concert de rodomontades, et qu’il ne tenait qu’à toi de remplir. Le royaume d’Almoth se serait relevé de ses cendres sous la direction des Fils de la Lumière, sans devoir faire mine de se soumettre à quelque souverain abruti. Entre l’Amadicia et l’Almoth, le Tarabon aurait été pris comme dans un étau. Dans cinq ans, nous y aurions eu autant d’influence qu’ici, en Amadicia. Et tu as tout gâché, Carridin !

Le sourire du Confesseur s’effaça enfin.

— Seigneur général, comment aurais-je pu prévoir ce qui s’est passé ? Un autre faux Dragon ! Une véritable guerre entre le Tarabon et l’Arad Doman, après des siècles de querelles sans conséquences. Et pour ne rien arranger, les Aes Sedai qui révèlent leur vraie nature après trois mille ans de mascarade. Même ainsi, rien n’est perdu, je te l’assure. Je peux localiser et abattre le faux Dragon avant que ses partisans se soient rassemblés. Quant aux Tarabonais et aux Domani, il suffira de les laisser s’épuiser les uns contre les autres, puis de les attaquer et…

— Non ! cria Niall. Nous en avons terminé avec tes plans, Carridin ! Je me demande si je ne devrais pas te confier sur-le-champ aux bons soins de tes Confesseurs. Le Haut Inquisiteur n’y verrait pas d’objections, car il donnerait cher pour avoir sous la main un coupable idéal… Il n’aurait pas pris l’initiative de te désigner, mais si je le fais à sa place, je doute qu’il proteste. Quelques jours à subir la question, et tu avoueras n’importe quoi, y compris que tu es un Suppôt. En moins d’une semaine, tu serais bon pour la hache du bourreau.

Niall remarqua que de la sueur perlait sur le front de Carridin.

— Seigneur général, je… Eh bien, tu sembles penser qu’il existe un meilleur plan que le mien. Si tu consens à me mettre dans la confidence, je te servirai aveuglément, comme j’ai juré de le faire.

C’est le moment ! pensa Niall. Le moment de jeter les dés !

Le vieil homme eut la chair de poule, comme s’il était sur un champ de bataille, s’avisant soudain que tous les hommes qui l’entouraient portaient un uniforme ennemi. Les seigneurs généraux ne finissaient pas la tête sur le billot, mais plus d’un avait connu une mort brutale et inattendue. Très brièvement pleurés, ils étaient promptement remplacés par des hommes aux idées moins dangereuses.

— Fils de la Lumière Carridin, tu feras en sorte que ce faux Dragon ne meure pas. Si une Aes Sedai devait tenter de lui nuire au lieu de le soutenir, tu utiliseras ton couteau au cœur de la nuit.

L’Inquisiteur en resta bouche bée, mais il se reprit très vite.

— Tuer une Aes Sedai est une noble mission, mais protéger un faux Dragon, en revanche… Ce serait une trahison, et un blasphème.

Niall prit une profonde inspiration. S’il s’y prenait mal, le couteau serait pour lui, ça ne faisait aucun doute. Mais il ne pouvait plus reculer.

— Faire ce qui s’impose n’est jamais une trahison. Et pour la bonne cause, tous les blasphèmes sont acceptables. (Deux phrases qui suffiraient à valoir une condamnation à mort à n’importe qui, Niall le savait.) Sais-tu comment on peut rapidement rallier une foule à sa cause, Carridin ? Non ? Eh bien, il faut lâcher dans les rues un lion enragé. Quand les gens sont paniqués au point de s’oublier sur eux, il suffit de venir leur dire, très calmement, qu’on va régler le problème. Ensuite, une fois le lion tué, il convient d’ordonner aux couards de pendre sa carcasse à un endroit où tout le monde la verra. Avant que les « sujets » aient eu le temps de réfléchir, il faut leur donner un autre ordre qu’ils s’empresseront d’exécuter. Puis un autre et encore un autre… Ils obéiront à leur sauveur, parce qu’il n’y a pas de meilleur chef possible.