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Carridin sembla douter de bien avoir compris.

— Seigneur général, tu prévois de tout conquérir ? Pas seulement la plaine d’Almoth, mais aussi le Tarabon et l’Arad Doman ?

— Ce que je « prévois » ne regarde que moi… Ton devoir est d’obéir, selon le serment que tu as prêté. J’entends que des messagers montés sur des étalons de course partent dès ce soir pour la plaine d’Almoth. Tu es sans nul doute capable de formuler des ordres assez subtilement pour que personne n’ait de soupçons. Si tu dois traquer et détruire quelqu’un, opte pour les Tarabonais et les Domani. Je détesterais qu’ils tuent mon lion enragé… Par contre, au nom de la Lumière, les forcer à faire la paix semble être un devoir sacré…

— Si tu le dis, seigneur général… Moi, je t’écoute et j’obéis…

Un ton bien trop conciliant, estima Niall, qui eut un sourire glacial.

— Au cas où ta loyauté ne serait pas sans faille, ouvre bien tes oreilles : si ce faux Dragon périt avant que j’en aie donné l’ordre, ou si les sorcières de Tar Valon s’en emparent, on te trouvera raide mort dans ton lit un matin, une dague dans le cœur. Et s’il devait m’arriver un accident – voire si je succombais à l’âge – tu ne me survivrais pas un mois.

— Seigneur général, j’ai juré d’obéir et…

— C’est exact, tu l’as juré. Alors, sois fidèle à ta parole. Et maintenant, retire-toi !

— Si le seigneur général me l’ordonne…

Cette fois, la voix du Confesseur tremblait un peu.

Quand la porte se fut refermée sur son visiteur, Niall se frotta les mains, car il mourait de froid. Les dés étaient jetés, et nul ne savait quelle face serait visible quand ils s’immobiliseraient. L’Ultime Bataille approchait pour de bon. Mais il ne s’agissait pas de Tarmon Gai’don tel que le décrivaient les légendes, le Ténébreux se libérant pour affronter le Dragon Réincarné. Non, ce n’était pas ça, Niall en aurait mis sa main au feu. Les Aes Sedai de l’Âge des Légendes avaient certes foré un trou dans la prison du Père des Mensonges, au cœur du mont Shayol Ghul, mais Lews Therin Fléau de sa Lignée et ses Cent Compagnons avaient scellé cet orifice. La riposte du Ténébreux avait à tout jamais souillé la moitié masculine de la Source Authentique, condamnant Therin et ses héros à la folie, mais un seul Aes Sedai de ce temps-là était capable de miracles que dix Aes Sedai actuelles seraient incapables de réaliser. Les sceaux créés par ces « sorciers »-là résisteraient à tout.

Homme de froide logique, Pedron Niall s’était fait une image réaliste de Tarmon Gai’don. Des hordes de Trollocs déferleraient de la Flétrissure, fondant sur le Sud, exactement comme lors des guerres des Trollocs, deux mille ans plus tôt. Des Myrddraals les commanderaient, peut-être en compagnie de Seigneurs de la Terreur choisis parmi les Suppôts des Ténèbres. Composée de nations qui ne cessaient de guerroyer les unes contre les autres, l’humanité ne résisterait pas à ce raz-de-marée. Sauf si Pedron Niall l’unissait sous l’étendard glorieux des Fils de la Lumière. Alors, de nouvelles légendes naîtraient pour raconter comment il avait remporté l’Ultime Bataille.

— Mais avant tout, il faut lâcher dans les rues notre lion enragé…, pensa à haute voix le seigneur général.

— Un lion enragé ? répéta une voix dans son dos.

Niall se retourna assez vite pour voir un petit homme maigre au gros nez crochu sortir de derrière une des bannières qui tenaient lieu de tentures. Avant que le panneau de tissu retombe en place, le vieil homme eut le temps d’apercevoir le panneau de bois qui se refermait déjà.

— Ordeith, je t’ai montré ce passage secret pour que tu puisses venir me voir discrètement lorsque je te fais mander. Pas afin que tu épies mes conversations privées.

Ordeith esquissa une révérence tout en traversant la pièce.

— Épier, noble seigneur ? Je ne me permettrais jamais une telle indélicatesse. Je viens d’arriver, et je n’ai pas pu m’empêcher d’entendre vos derniers mots… Il n’y a rien de plus.

Un sourire quelque peu moqueur flottait sur les lèvres du petit homme. Mais c’était en permanence l’expression qu’il affichait, même lorsqu’il pensait que personne ne le regardait.

Un mois plus tôt, en plein cœur de l’hiver, Ordeith était arrivé à Amador. Vêtu de haillons et presque mort de froid, il avait réussi l’exploit de convaincre une petite armée de gardes de le laisser accéder à Pedron Niall en personne.

Au sujet de la pointe de Toman, Ordeith semblait connaître des détails qui ne figuraient pas dans les rapports tarabiscotés de Carridin ou dans le récit de Byar. À dire vrai, ces éléments n’étaient contenus dans aucun compte-rendu ni aucune rumeur qui eût atteint les oreilles du seigneur général.

Le nom du petit homme n’était pas authentique, bien entendu. Dans l’ancienne langue, « ordeith » signifiait « absinthe ». Lorsque Niall le lui avait fait remarquer, son visiteur s’en était tiré par une pirouette :

— Aucun être humain ne sait qui il est et la vie se révèle très amère.

En plus d’être rusé, Ordeith ne manquait pas d’intelligence. Grâce à lui, Niall avait pu voir le schéma directeur qui liait entre eux tous ces événements.

Le petit homme approcha de la table, s’empara d’un dessin et le déroula assez pour dévoiler le visage du jeune imposteur. Quand ce fut fait, son éternel sourire se transforma en rictus.

— Voir un faux Dragon t’incite à ricaner ? demanda Niall, toujours furieux qu’Ordeith se soit introduit chez lui sans qu’il l’ait convoqué. Ou ça te fiche la trouille ?

— Un faux Dragon ? Oui… Bien sûr, ça doit être ça. De qui d’autre pourrait-il s’agir ?

Ordeith éclata d’un rire grinçant qui vrilla les nerfs de Niall. Plus d’une fois, le seigneur général s’était demandé si le petit homme n’était pas à demi fou – au minimum.

Mais sain d’esprit ou non, il est intelligent…

— Que veux-tu dire, Ordeith ? On croirait que tu le connais ?

Le visiteur sursauta, comme s’il avait oublié la présence de son hôte.

— Le connaître ? Pour sûr, que je le connais ! Il se nomme Rand al’Thor. Originaire de Deux-Rivières, un territoire perdu du royaume d’Andor, c’est un Suppôt si intimement lié aux Ténèbres que vous crieriez grâce avant d’avoir entendu la moitié de ses méfaits.

— Deux-Rivières… Quelqu’un m’a parlé d’un autre Suppôt natif de la région. Un jeune type, également… Je trouve étrange qu’un coin si perdu soit un nid de zélateurs du mal. Mais ils sont partout, en voilà une preuve de plus…

— Un autre Suppôt, seigneur ? Serait-ce Matrim Cauthon ou Perrin Aybara ? Ils ont le même âge que Rand – et pas grand-chose à lui envier en matière de malfaisance.

— Perrin, c’est le nom qu’on a mentionné devant moi… Trois Suppôts, dis-tu ? Rien ne sort jamais de Deux-Rivières, à part du tabac et de la laine. C’est le pire coin perdu du monde, d’après ce que je sais…

— Dans une ville, les Suppôts doivent dissimuler leur véritable nature. Sinon, comment pourraient-ils frayer avec les habitants et tirer les vers du nez des voyageurs de passage ? Mais dans des villages isolés où presque personne ne passe jamais… Quels havres de paix, pour des serviteurs du mal !

— D’où connais-tu le nom de trois Suppôts issus d’un endroit pareil, Ordeith ? Tu gardes pour toi bien trop de secrets, Absinthe, et tu sors de tes manches plus de surprises qu’un fichu trouvère.