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— Je ne sais pas ce que tu as contre lui, Kôlia, dit Samoïlénnko regardant le zoologue, non plus avec co­lère, mais avec gêne. C'est un homme comme tout le monde. Certes, il a des faiblesses, mais c'est un homme d'aujourd'hui. Il est fonctionnaire, et utile à son pays. Il y avait ici, il y a dix ans, un vieux fonctionnaire, homme du plus grand esprit, et il aimait à dire...

— Suffit, suffit !... interrompit le zoologue. Il est fonctionnaire, dis-tu? Mais quel fonctionnaire ! Depuis qu'il est ici, les choses se sont-elles améliorées? Les fonctionnaires sont-ils devenus plus exacts, plus hon­nêtes, plus polis ? Au contraire, il n'a fait, de son auto- nté d'intellectuel et d'universitaire, que consolider leur laisser-aller et ajouter à leur boue des paquets de la sienne. Il n'est ponctuel que le 20, lorsqu'il s'agit de toucher ses appointements. Tous les autres jours, il ne fait que traîner chez lui en pantoufles, et s'efforce de donner l'impression qu'il rend au gouvernement russe un énorme service en restant au Caucase. Non, Alexandre Davîdytch, ne le défends pas ! En cela tu n'es pas sincère de tout point. Si tu l'aimais vraiment et le traitais en ami, tu ne serais pas tout d'abord indifférent à ses faiblesses ; tu n'y condescendrais pas. Tu tâcherais de l'empêcher de nuire.

__ Tu dis?

— L'empêcher de nuire... Comme il est incorrigible, on ne peut le faire que d'une seule façon... (Von Koren passa le doigt sur son cou.) Ou, encore, le noyer... ajouta-t-il. Dans l'intérêt de l'humanité, il faut sup­primer de pareils individus. Absolument !

— Que dis-tu? marmotta Samoïlénnko se levant et regardant avec étonnement le visage calme et froid du zoologue. Diacre, que dit-il? Es-tu de bon sens?

— Je n'insiste pas sur la peine de mort, dit von Koren. S'il est prouvé qu'elle est nuisible, inventez autre chose. Si l'on ne peut pas supprimer Laïèvski, isolez-le. Privez-le de sa personnalité ; envoyez-le aux travaux publics...

— Que dis-tu?... s'épouvanta Samoïlénnko. Mets du poivre, du poivre ! cria-t-il d'une voix désespérée en voyant le diacre manger sans poivre des courges farcies... Toi, homme de très grand esprit, que vas-tu dire ! Envoyer aux travaux publics notre ami, un intellec­tuel, un homme qui a de la fierté ! !

— S'il est fier et essaie de protester, on le mettra aux fers !

Samoïlénnko, ne pouvant plus prononcer un mot, remuait les doigts. Le diacre regarda sa figure aba­sourdie, vraiment drôle, et éclata de rire.

— N'en parlons plus, dit le zoologue. Souviens-toi seulement, Alexandre Davîdytch, que la lutte pour l'existence, et la sélection, gardaient l'humanité primi­tive de gens comme Laïèvski. Notre culture a forte­ment affaibli aujourd'hui la lutte et la sélection, et nous devons nous préoccuper nous-mêmes de la sup­pression des faibles et des inutiles ; autrement, si on laisse les Laïèvski se multiplier, la civilisation périra ; l'humanité dégénérera complètement. Ce sera notre faute.

— S'il faut noyer et pendre, dit Samoïlénnko, au diable ta civilisation et l'humanité ! Au diable ! Voici ce que je puis dire : Tu es un homme très savant, du plus grand esprit, et l'orgueil de la patrie; mais les

C Allemands t'ont gâté. Oui, les Allemands ! les Alle­mands !

Depuis que Samoïlénnko avait quitté Derpt (Dorpat) où il avait étudié la médecine, il voyait rarement des Allemands et n'avait lu aucun livre allemand; mais, selon lui, tout le mal, en politique et dans la science, venait des Allemands. Où avait-il pris cette opinion, il n'eût pu le dire ; mais il y tenait fort.

— Oui, les Allemands! répéta-t-il encore... Allons prendre le thé. v

Les trois hommes se levèrent et, ayant mis leurs cha­peaux, sortirent dans le jardinet. Ils s'assirent à l'ombre des maigres érables, de poiriers et d'un marronnier.

\Von Koren et le diacre s'assirent sur le banc près de la table. Samoïlénnko se laissa tomber dans un fau­teuil de vannerie à large dossier incliné. L'ordonnance apporta le thé, de la confiture et une bouteille de sirop.

Il faisait très chaud, une trentaine de degrés à l'ombre. L'air brûlant était comme figé, et une longue toile d'araignée pendait mollement du marronnier jus­qu'au sol, sans bouger. Le diacre prit une guitare, qui traînait toujours à terre près de la table, l'accorda, et se mit à chanter doucement, d'une petite voix grêle : « Les jeunes séminaristes sont près d'un cabaret... » Mais tout de suite la chaleur le fit taire. Il essuya la sueur de son front et regarda le ciel d'un bleu violent. Samoïlénnko s'était assoupi. Après le dîner une douce torpeur avait envahi ses membres ; il était sans force, enivré ; ses bras pendaient, ses yeux • s'étaient rape- tissés; sa tête penchait sur sa poitrine... Il regarda le diacre et von Koren avec un attendrissement mouillé et murmura :

— Ah ! la jeune génération... l'astre de la science et la lumière de l'Église... Voyez-moi cet Alléluia ensou- tané, qui peut devenir évêque... Il faudra alors lui baiser la main... Allons... Dieu le veuille!...

Bientôt on l'entendit ronfler. Von Koren et le diacre finirent leur thé et sortirent.

— Vous allez encore sur la jetée pêcher les gron­dins? demanda le zoologue.

— Non, il fait trop chaud.

— Venez chez moi. Vous me ferez un colis et me copierez quelque chose. Et nous parlerons un peu de ce que vous pourriez faire. Il faut travailler, diacre. On peut pas rester comme ça.

— Vos paroles, dit le diacre, sont justes et logiques, mais ma paresse trouve une excuse dans les circons­tances actuelles de ma vie. Vous le savez, l'incertitude des situations rend les gens apathiques. Ai-je été envoyé ici pour un temps ou pour toujours? Dieu seul le sait ! Je vis dans l'incertitude, et ma femme végète chez son père et s'ennuie. Et puis, il faut l'avouer, la chaleur vous liquéfie.

— Absurde tout cela ! dit le zoologue. On peut s'habituer à la chaleur et se passer de diaconesse. Il ne faut pas se laisser aller. Il faut rester maître de soi.

V

Nadiéjda Fiôdorovna, ce matin-là, allait se baigner, et sa cuisinière, Olga, la suivait, portant un broc, une cuvette de cuivre, un drap et une éponge. Deux vapeurs étrangers, aux blanches cheminées sales, se trouvaient sur la rade. Deux hommes vêtus de blanc, chaussés de blanc, suivaient le quai, criant très fort en français. On leur répondait des bateaux. A la petite église de la ville, les cloches sonnaient joyeusement.

« Aujourd'hui, c'est dimanche », se rappela avec plaisir Nadiéjda Fiôdorovna.

Elle se sentait tout à fait bien portante et était d'une humeur de jour de fête. En une large robe neuve de gros tussor, tel que le portent les hommes, coiffée d'un grand chapeau de paille aux larges bords, fortement rabattus sur les oreilles, et au fond duquel sa'figure semblait dans une petite boîte, elle se trouvait très gen­tille. Elle pensait qu'il n'y avait dans toute la ville qu'une femme jeune, belle, intellectuelle, et c'était elle. Elle seule savait s'habiller à bon marché, avec élégance et avec goût. Sa robe, par exemple, ne revenait qu'à vingt-deux roubles. Et pourtant, comme elle était jolie ! Elle seule, dans toute la ville, pouvait plaire, et il y avait beaucoup d'hommes ; aussi tous, bon gré mal gré, devaient envier Laïèvski. Elle se réjouissait de ce que Laïèvski fût, ces derniers temps, froid et réservé et même, parfois, rude et grossier. Elle eût naguère ré­pondu à ses sorties, à ses regards méprisants, froids et incompréhensibles par des larmes, des reproches, la menace de le quitter ou de se laisser mourir de faim ; mais, 'à présent, pour toute réponse, elle rougissait, le regardait d'un air coupable et était heureuse qu'il ne fût pas prévenant. S'il l'avait grondée et menacée, c'eût été mieux encore et plus agréable, car elle se sentait entièrement coupable envers lui.