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C’était tout à fait caractéristique de cette drôle de guerre. Inconsistante, chaotique, elle avait pris fin bien avant qu’on en arrivât à cette conflagration planétaire que tout un chacun prévoyait. Les choses n’avaient pas tardé à prendre l’allure d’une rapide succession de catastrophes sur une échelle restreinte. Et le fait est que chacun des désastres qui survenaient, pris isolément, n’aurait vraisemblablement pas mis en péril la survie de l’humanité.

La « guerre scientifique » qui s’était tout d’abord déroulée sur mer et dans l’espace n’aurait rien eu de terrible si elle s’était limitée à ces seuls terrains et si elle n’avait pas débordé sur les cinq continents.

Nulle part au monde les maladies ne s’étaient répandues avec la même ampleur que dans l’hémisphère oriental où les chefs ennemis avaient perdu le contrôle de leur armement, tombé aux mains des masses. Ces épidémies auraient du reste fait peu de victimes en Amérique si les zones touchées par les retombées n’avaient vomi des torrents de réfugiés qui avaient balayé en un éclair le fragile édifice des services médicaux.

De même, la famine aurait peut-être été maîtrisée si les communautés paniquées n’avaient bloqué le rail et la route pour tenter de faire obstacle à la progression des germes.

Quant à la vieille peur de l’atome, elle pouvait refleurir… On avait constaté que seule une minuscule fraction de l’arsenal nucléaire mondial avait eu le temps d’être utilisée avant que le Renouveau Slave ne s’effondrât, miné de l’intérieur, et que le monde apprît, contre toute attente, la victoire de l’Occident. Ces quelques vingtaines de bombes échangées s’étaient révélées suffisantes pour déclencher l’Hiver de Trois Ans, mais il en aurait fallu bien plus pour une longue nuit d’un siècle qui eût envoyé l’humanité rejoindre les dinosaures. Plusieurs semaines durant, on avait eu le sentiment qu’un frein miraculeux avait sauvé la planète.

C’est ce qu’on s’était dit. Et, de fait, même la combinaison d’une poignée de bombes, de quelques microbes et de trois maigres moissons consécutives n’aurait pu matériellement abattre une grande nation, et moins encore un monde.

Mais c’était sans compter avec une dernière plaie, un cancer qui avait comme rongé le pays de l’intérieur.

Sois maudit dans l’éternité, Nathan Holn, songea Gordon. D’un bout à l’autre du continent, précipité dans les ténèbres, cette malédiction était devenue une litanie.

Il repoussa les sacs de courrier. Insensible à l’air glacé du matin, il ouvrit la poche gauche de sa ceinture et en tira un petit paquet enveloppé dans une feuille d’aluminium, elle-même enduite de cire fondue.

Il s’agissait d’un cas d’urgence. Gordon aurait besoin d’énergie pour arriver à la fin de sa journée. Une douzaine de cubes de bouillon de bœuf : voilà tout ce qui lui restait à se mettre sous la dent, mais il allait devoir faire avec.

Comme il s’octroyait une gorgée d’eau pour faire passer le goût amer et salé du premier, il ouvrit d’un coup de pied la portière de la jeep, provoquant la chute de plusieurs sacs sur le sol gelé. Puis il se retourna et regarda le squelette emmitouflé à côté de lui : taciturne compagnon avec lequel il venait de passer la nuit.

— Monsieur le facteur, je vais vous donner l’équivalent d’une sépulture décente, autant qu’il me sera possible de creuser le sol à mains nues. Je sais que c’est dérisoire en comparaison de ce que vous m’avez offert mais je ne suis pas en mesure de vous proposer davantage.

Il tendit la main par-dessus ce qui restait de la maigre épaule de son voisin pour déverrouiller la porte, côté conducteur, puis il sortit de la jeep et en fit le tour, dérapant plus d’une fois sur les plaques de givre.

C’est heureux qu’il n’ait pas neigé cette nuit. À pareille altitude, le soleil tape si fort que, sous peu, le sol sera assez dégelé pour que je puisse commencer à creuser sa tombe.

La portière rouillée s’ouvrit à la première traction, quoique avec un horrible grincement ; le travail le plus délicat fut de récupérer le squelette comme il tombait en avant. Gordon se servit d’un sac postal préalablement vidé de son contenu. Il s’acquitta correctement de sa tâche et, quelques instants plus tard, déposa os et vêtements dans un ballot de toile sur le sol de la forêt.

L’excellent état de conservation de la dépouille mortelle du facteur le surprenait. La sécheresse du climat l’avait presque momifiée, permettant aux insectes charognards d’accomplir leur œuvre sans trop de dommage pour l’aspect extérieur. Le reste de la jeep semblait avoir été seize ans durant protégé de toute moisissure.

Gordon inspecta la tenue de l’employé des postes.

Tiens… pourquoi portait-il une chemise de cachemire sous sa veste ?

La chemise en question – jadis de couleurs franches mais présentement passée et maculée de taches – ne valait plus rien mais la veste de cuir était une véritable aubaine. Si elle n’était pas trop petite pour lui, elle augmenterait considérablement ses chances de survie.

Ce que le squelette avait aux pieds semblait vieux et fissuré de toute part, mais pouvait peut-être encore servir. Délicatement, Gordon vida l’une des chaussures de son macabre contenu et la plaça contre son propre pied.

Une pointure de trop peut-être. Mais pouvait-il se permettre de faire le difficile, chaussé, comme il l’était, de mocassins d’étape ?

Sans hâte ni énervement, Gordon disposa les ossements sur le sac postal et fut surpris lui-même de l’aisance avec laquelle il opérait. La nuit précédente avait consumé en lui toute trace de superstition. Seuls demeuraient un respect bonasse et une gratitude ironique envers le propriétaire des biens matériels qu’il comptait récupérer. Il secoua les vêtements en retenant sa respiration pour ne pas inhaler la poussière qu’ils dégageaient puis les suspendit à une branche de pondérosa pour les aérer. Ensuite, il revint à la jeep.

Ah, ah, se dit-il, voilà qui résout le mystère de la chemise ! Juste à côté de l’endroit où il avait dormi, il venait d’apercevoir une autre chemise, soigneusement pliée. Elle était du bleu réglementaire et portait, cousu en haut des manches, l’emblème de l’administration des Postes. Elle avait l’air presque neuve en dépit des années. Une pour être à l’aise et une pour se présenter devant ses supérieurs…

Gordon, étant gosse, avait connu des facteurs qui procédaient de même. Il en avait même connu un qui, par les torrides après-midi d’été, effectuait sa tournée en chemise hawaïenne bariolée. Le gars, il s’en souvenait bien, n’avait jamais refusé un verre de limonade fraîche. Gordon aurait aimé se rappeler son nom.

Frissonnant dans l’air glacé du petit matin, il enfila la chemise. Elle était à peine trop grande.

— Avec un peu de chance, je grossirai assez pour la remplir, marmonna-t-il.

À trente-quatre ans, il pesait beaucoup moins qu’à dix-sept !

La boîte à gants contenait une carte de l’Oregon qui remplacerait celle qu’il avait perdue. Puis, sans pouvoir réprimer un cri, il referma la main sur un petit cube de plastique transparent. Un scintillateur ! C’était bien mieux que son compteur Geiger. Chaque fois que des rayons gamma frappaient son noyau cristallin, le minuscule objet émettait de petits éclairs blancs. Et il marchait sans piles ! Gordon éleva l’objet à la hauteur de ses yeux et y vit quelques clignotements espacés, vraisemblablement dus au rayonnement cosmique. Hormis ces brèves lueurs, le cube était parfaitement limpide.