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Le brouillard s’épaississait. Gordon pouvait aussi incriminer une perspective défectueuse. Il s’était attendu à trouver une maison, ou un chalet.

Il se rapprocha encore et se rendit compte que la construction était, en réalité, beaucoup moins loin qu’il ne l’avait cru tout d’abord. Sa forme lui était familière, comme si…

Son pied se posa sur une branche. Le crac ! lui emplit les oreilles et il s’accroupit, scrutant la pénombre. Il eût aimé être doué d’une vision surhumaine. Il avait l’impression qu’une puissante énergie s’échappait par ses yeux, propulsée par sa terreur, forçant la brume à se déchirer.

Docilement, le brouillard s’ouvrit soudain devant lui. Les pupilles dilatées, Gordon s’aperçut qu’il était à moins de deux mètres de la fenêtre… il vit son propre visage s’y refléter, ses yeux écarquillés, ses cheveux en bataille… et il vit, superposé à son image dans la vitre, un masque mortuaire aux orbites vides… un crâne encapuchonné qui lui grimaçait un sourire de bienvenue.

Gordon s’immobilisa, hypnotisé, tandis qu’un frisson le secouait. Il était incapable de lever son arme ou de contraindre son larynx à émettre le moindre son. Dans les volutes grises du brouillard, il tendit l’oreille, à l’affût d’une preuve lui confirmant qu’il devenait fou… souhaitant de toutes ses forces que la tête de mort ne fût qu’une illusion.

Hélas, mon pauvre Gordon ! Loin de disparaître la macabre vision tendait plutôt à supplanter le reflet du vivant et semblait miroiter pour le saluer. Jamais, tout au long de ces années d’horreur, la mort – à laquelle appartenait désormais le monde – ne s’était manifestée à lui sous la forme d’un spectre. Son esprit anesthésié ne pouvait concevoir d’autre pensée que celle d’attendre la sentence de cette apparition shakespearienne.

Il attendit donc, incapable de détourner son regard ou de faire un geste. Le crâne et son visage… son visage et le crâne… La chose l’avait capturé sans combat et semblait maintenant se satisfaire d’en sourire.

Pour finir, ce fut un mouvement aussi terre à terre qu’un réflexe animal qui vint au secours de Gordon.

Quelque fascination qu’il exerce, quelque terreur qu’il inspire, nul objet fixe ne saurait pétrifier à jamais son observateur. Surtout lorsqu’il présente les apparences de ne jamais devoir se modifier ni donner lieu à quelque événement inattendu. Là où le courage et l’éducation avaient failli à leur tâche, là où le système nerveux de Gordon l’avait laissé tomber, l’ennui finit par prendre le relais.

Son souffle se libéra. Il l’entendit siffler entre ses dents. Sans qu’il leur en eût donné l’ordre, ses yeux se détournèrent avec lenteur du masque de la mort.

Une part de lui-même prit conscience de ce que la vitre, en face de lui, s’insérait dans une porte. Il pouvait voir une poignée juste au-dessous. Et, sur la gauche, une autre fenêtre ; et sur la droite… oui, sur la droite, un capot.

Un… capot…

Le capot d’une jeep.

Le capot d’une vieille jeep rouillée, abandonnée dans une ornière de ces sous-bois…

Gordon cligna des yeux et les ferma tout à fait ; chaque fois qu’il les rouvrit, il retrouva le capot de la jeep abandonnée ; on y distinguait encore, sous la rouille, le sigle de l’ancien gouvernement des États-Unis et, à l’intérieur, le squelette d’un malheureux fonctionnaire, mort pendant le service, et dont le crâne, appuyé contre la vitre du côté passager, le regardait pour l’éternité.

Le soupir étranglé qui jaillit de ses lèvres lui parut être son double ectoplasmique, tant il y sentit palpable un soulagement mêlé d’embarras. Il se redressa et ce fut comme s’il se dépliait d’une posture fœtale… comme une naissance.

— Oh, seigneur ! dit-il, rien que pour entendre le son de sa propre voix.

Mettant en mouvement bras et jambes, il commença par décrire un grand cercle autour du véhicule, sans cesser de jeter des regards fascinés sur son occupant mort, s’accoutumant peu à peu à la réalité de cette présence. Il inspira profondément, expira de même, cependant que ses battements de cœur retrouvaient un rythme normal et que, progressivement, le rugissement dans ses oreilles s’estompait.

Pour finir, il s’assit à même le sol meuble de la forêt, adossé au métal glacé de la portière, sur le flanc gauche de la jeep. Comme il tremblait, il dut se servir de ses deux mains pour remettre le cran de sûreté de son revolver et le ranger dans son étui. Puis il sortit sa gourde et but à longues et lentes goulées. Il aurait aimé avoir quelque chose de plus fort mais se contenta de cette eau dont le goût avait, pour l’heure, la vague douceur de l’existence.

Il faisait nuit noire à présent, une nuit froide qui le glaçait jusqu’aux os. Il n’en fallut pas moins à Gordon un certain temps pour se rendre à l’évidence. Il n’avait pas la plus petite chance de découvrir le repaire des voleurs maintenant que, sur la foi d’indices trompeurs, il s’était engagé aussi loin dans les ténèbres. La jeep lui offrait une forme d’abri bien supérieure à tout ce qu’il devinait autour de lui.

Il se releva et posa la main sur la poignée de la portière, retrouvant, sous ses doigts, le souvenir d’un geste qui avait été une seconde nature pour deux cents millions de ses compatriotes et qui, au bout d’un moment qui parut s’éterniser, finit par obliger la serrure à céder. La portière émit un grincement rauque tandis qu’il exerçait sur elle une ultime et violente traction, la contraignant à s’ouvrir. Puis il se glissa sur le vinyle craquelé du siège et inspecta l’intérieur du véhicule.

Il s’agissait d’un de ces modèles avec le volant à droite que l’administration des postes avait utilisés pendant le il-était-une-fois d’avant la guerre Apocalyptique. Le facteur mort, ou du moins ce qui en restait, était tassé à l’autre bout de la banquette. Gordon évita pour l’heure de regarder dans sa direction. L’arrière de la jeep était presque entièrement occupé par des sacs de toile. Il en émanait une odeur de vieux papiers qui remplissait l’habitacle exigu jusqu’à masquer celle, diffuse, que se bornaient à dégager encore les restes momifiés.

Gordon poussa un juron d’espoir en apercevant une flasque de métal dans le fourre-tout. Il s’en empara. Il y avait du liquide à l’intérieur. Pour qu’il ne se fût pas évaporé en seize années ou plus, il fallait que ce flacon eût été solidement fermé. Pestant comme un diable, il s’escrima sur le bouchon, tenta d’en débloquer le pas de vis en le frappant contre la portière, puis l’actionna en vain à nouveau.

La frustration lui faisait venir les larmes aux yeux ; enfin il sentit la capsule bouger. Tout de suite après, la récompense arriva : un tour de vis récalcitrant et laborieux, puis l’arôme troublant et presque oublié du whisky.

Peut-être ai-je été sage après tout.

Peut-être y a-t-il un Dieu pour veiller sur moi.

Il prit une première lampée, toussa lorsque le brasier délicieux entama sa descente. Après deux autres gorgées, il tomba à la renverse sur le siège, le souffle fondu en un long soupir.

Comme il n’avait toujours pas assez de cœur au ventre pour se résoudre à dépouiller le squelette de la veste grossière qui flottait sur les maigres épaules, il saisit les sacs – tous marqués d’un grand U.S. postal service en lettres noires – et les entassa autour de lui. Laissant la portière légèrement entrouverte pour permettre à l’air pur de la montagne de pénétrer dans l’habitacle, il s’enfouit avec la flasque sous sa couette improvisée.