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De quoi l’humanité eût-elle été capable alors ? Serait-il resté quelque chose qui n’eût pas été à la portée des hommes ? S’accrochant au tronc rugueux du cèdre, il réussit à se mettre debout, chancela avant de quitter son support puis hasarda un pied devant l’autre pour se rapprocher du vacarme du combat. Il n’avait d’autre pensée que celle d’être le témoin du dernier miracle du vingtième siècle, en train de se réaliser sous une pluie battante, dans l’éclat blanc des éclairs, avec pour toile de fond une forêt de l’âge sombre.

La lanterne faisait clignoter son halo d’ombre et de lumière au travers des buissons froissés. Bientôt, Gordon fut hors de portée de sa lueur. Il s’orienta aux bruits jusqu’à ce que, soudain, le silence se fît. Nul cri, nul choc, seulement le roulement du tonnerre et le rugissement du torrent.

Ses yeux fouillèrent les ténèbres. La main en visière pour s’abriter de la pluie, il vit, découpées sur le camaïeu gris des nuages, deux formes ensanglantées perchées sur un promontoire surplombant la rivière. L’une accroupie, massive, au cou puissant, pareille au Minotaure de la légende, l’autre plus humaine d’apparence, mais dont la longue chevelure claquait comme une oriflamme déchiquetée dans le vent. Totalement nus à présent, les deux « accrus » se jaugeaient en se balançant sous l’orage.

Puis, comme à un signal secret, ils s’unirent dans l’ultime reprise.

Le tonnerre frappa le premier coup d’un grondement puissant tandis qu’une échelle de lumière déchirait le ciel jusqu’au faîte du versant opposé. Les arbres se couchèrent sous le mugissement du vent et de la pluie.

Sur le chemin déchiqueté qui grimpait au ciel, Gordon vit une ombre immobile tenant à bout de bras une ombre qui se débattait. La lumière aveuglante dura juste assez pour qu’il vît la double forme fléchir sa base puis se détendre pour projeter une partie d’elle-même dans le vide. Une pleine seconde, la masse noire monta vers les nuages, puis les ténèbres refermèrent leur rideau sur la scène.

L’image persista sur sa rétine et resta comme gravée au fer rouge. Gordon savait que la forme noire était retombée… dans le fond des gorges, sur les dents des rochers, dans les eaux glacées du torrent, mais, en imagination, il la voyait continuer son ascension, comme rejetée hors de la planète.

Un rideau de pluie bouchait au sud l’étroit défilé. Gordon retourna jusqu’à un arbre abattu et s’assit lourdement sur le tronc. Puis il attendit, sans trouver la force de faire un geste, tout aux souvenirs qui refluaient en lui, barattés dans un tourbillon d’eau boueuse.

Un craquement dans les branchages se fit entendre sur sa gauche : il leva la tête. Une silhouette nue émergea des ténèbres et marcha sur lui d’un pas las.

— Dena disait que seuls comptent deux types d’homme, dit Gordon. J’y ai toujours vu une de ses théories loufoques mais je sais à présent que le gouvernement avait adopté un point de vue similaire avant de tomber.

L’homme se laissa choir à ses côtés sur le tronc moussu. Sous sa peau saillaient et palpitaient des filaments par centaines. Le sang suintait toujours des égratignures qui zébraient tout son corps. Son souffle était lourd, ses yeux fixés sur le vide.

— Ils ont inversé leur politique, n’est-ce pas ? lui demanda-t-il. À la fin, ils ont redécouvert la sagesse.

George Powhatan l’avait entendu, il le savait. Il avait compris sa question… mais il la laissait sans réponse.

Gordon était en rage. Il avait besoin de cette réponse. Il avait besoin de savoir si les États-Unis avaient eu, à leur tête, dans les dernières années avant l’horreur, des hommes et des femmes de valeur.

— Répondez-moi, George. Vous avez dit qu’ils avaient arrêté de prendre les guerriers comme sujet d’expérience. Pour se reporter sur quoi, sur qui ? Ont-ils fait le choix opposé ? Ont-ils pris des hommes qui avaient une aversion pour le pouvoir ? Des hommes qui savaient se battre, mais à contrecœur ?

La vision de Johnny Stevens, interloqué, passa dans son esprit. Johnny avec son perpétuel désir d’apprendre, tentant sincèrement de percer l’énigme du meneur d’hommes qui avait, autrefois, refusé la couronne et le sceptre pour empoigner les mancherons de sa charrue. Il n’avait jamais pris le temps d’en expliquer les raisons au jeune homme. Aujourd’hui, il était trop tard.

— Alors ? Ont-ils vraiment fait revivre le vieil idéal ? Ont-ils, à dessein, cherché des soldats qui se considéraient d’abord comme des citoyens ? (Il plaqua ses deux mains sur les épaules frémissantes de Powhatan.) Bon sang de merde ! Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit lorsque j’ai fait toute cette route depuis Corvallis pour plaider devant vous notre cause ? Ne croyez-vous pas que moi, plus que quiconque, j’aurais compris ?

Le châtelain de la Camas Valley était effondré. Son regard croisa celui de Gordon puis retourna se perdre ailleurs. Il haussa les épaules.

— Vous pouvez être sûr que j’aurais compris ! J’ai su de quoi vous parliez lorsque vous m’avez dit que les « grandes choses » étaient insatiables. (Il sentit ses poings se serrer.) Elles vous prennent tout ce que vous aimez, puis elles en redemandent. Vous le savez, je le sais aussi… et ce rustaud de Cincinnatus en avait conscience lorsqu’il a dit à ses troupes de garder leur connerie de couronne ! Mais votre erreur a été de croire que ça pourrait un jour cesser, Powhatan ! (Gordon se leva péniblement, mais il se sentit mieux de pouvoir déverser debout sa colère.) Avez-vous sérieusement pensé être à jamais débarrassé de vos responsabilités ?

Quand Powhatan se décida enfin à parler, Gordon dut se pencher pour l’entendre dans les grondements du tonnerre.

— J’espérais… j’étais si sûr de pouvoir…

— Si sûr de pouvoir dire non à tous les mensonges ! (Gordon éclata d’un rire amer et sarcastique.) Sûr de pouvoir dire non à l’honneur, à la dignité, à la patrie, c’est ça ? Et qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ? Vous avez ri au nez de Cyclope, avec sa promesse d’un retour du progrès technologique. Ni Dieu, ni la pitié, ni les « États-Unis Restaurés » n’ont su vous convaincre de lever le petit doigt pour nous. Alors, dites-moi, Powhatan, quelle puissance a été assez grande pour vous contraindre à suivre Phil Bokuto jusqu’ici pour me porter secours ?

Assis sur le tronc, les mains nouées, l’homme le plus fort du monde, l’unique survivant d’un stade presque divin de l’évolution humaine, se renferma sur lui-même comme un petit garçon exténué et pris en faute.

— Vous avez raison, grogna-t-il. Ça n’est jamais fini. Pourtant j’ai fait ma part, mille fois plutôt qu’une ! Tout ce que je voulais, c’était vieillir tranquille. Est-ce trop demander ? Sans doute… car ça ne finit jamais.

Powhatan leva les yeux sur Gordon et, pour la première fois, soutint son regard.

— C’est à cause des femmes, dit-il tout bas, répondant enfin à la question de Gordon. Depuis votre visite et ces maudites lettres, elles n’ont pas arrêté de parler et de poser des questions. Et puis, même dans ma vallée, on a fini par apprendre ce qui s’était passé au nord. J’ai eu beau leur dire que vos amazones avaient commis une véritable folie, elles ont tout de même… (Sa voix se brisa et il secoua la tête.) Je voulais aussi tenter de retenir Bokuto : il voulait descendre ici tout seul… et quand il a fini par le faire, elles n’ont cessé de me regarder d’une drôle de manière… et de me harceler, de me harceler, de me harceler…

Avec un gémissement, il leva les mains pour se voiler la face.

— Doux Seigneur dans le ciel, pardonne-moi. Ce sont les femmes qui m’ont fait faire ça.