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Lorsque le visage anguleux et marqué du dernier « accru » reparut, Gordon fut stupéfait. Entre les gouttes de pluie, des larmes ruisselaient sur ses joues. George Powhatan tremblait, secoué de douloureux sanglots.

Gordon se rassit à côté de lui, écrasé soudain par un flot d’émotions qui grossissait, comme la Coquille sous les neiges hivernales. L’instant suivant, ses lèvres se mirent, à leur tour, à frémir.

Les éclairs déchiraient la nuit. En contrebas, rugissait la rivière. Ensemble, les deux hommes sanglotaient sous la pluie, comme seuls les hommes savent pleurer sur eux-mêmes.

INTERLUDE

Farouche hiver qui perdure Puis l’océan fait retour Et le chasse… devant printemps.

NI LE CHAOS

1

Une nouvelle légende balaya l’Oregon, de Roseburg à la Columbia, des montagnes à la mer. Les lettres la véhiculèrent, et le bouche à oreille. Elle grandit à chaque récit.

C’était une histoire plus triste que les deux qui étaient venues avant elle, l’une sur une sage et bienveillante machine, l’autre sur une nation renaissante. Elle était aussi plus dérangeante. Et elle se différenciait des précédentes par un élément d’importance.

Elle était vraie.

Elle parlait d’une bande de quarante femmes – des folles, au dire de presque tous les autres – qui s’étaient juré en secret de tout faire pour arrêter une guerre terrible, et l’arrêter avant que les hommes bons n’eussent trouvé la mort en tentant de les sauver.

Elles avaient agi par amour, expliquaient certains. D’autres disaient qu’elles l’avaient fait pour leur pays.

Une rumeur prétendait même que ces femmes auraient vu dans leur odyssée en enfer une forme de pénitence, la compensation de quelque faillite de leur sexe à assumer leur rôle dans le passé.

Les interprétations variaient mais la morale restait la même, que la légende fût colportée oralement ou par l’U.S. Mail. De village en village, de hameau en ferme isolée, les mères, les filles et les épouses lurent les lettres, écoutèrent les histoires… et se les transmirent peu à peu.

Les hommes pouvaient être intelligents et forts, murmuraient-elles de l’une à l’autre. Mais ils pouvaient aussi être fous. Et les fous étaient prêts à détruire le monde.

Femmes, c’est à vous de faire le partage…

Il ne faut plus que les choses en arrivent à ce point, se dirent-elles l’une à l’autre en pensant au sacrifice des éclaireuses.

Plus jamais le vieux combat entre les bons et les méchants ne serait laissé à la seule charge des hommes.

Femmes, c’est à vous d’endosser votre part de responsabilités… et d’apporter vos propres talents dans la lutte...

Et il ne faut jamais oublier, disait la morale de l’histoire, que même les meilleurs parmi les hommes, les héros, peuvent parfois négliger d’accomplir leurs tâches.

Femmes, c’est à vous de les y ramener, de temps à autre…

2

28 avril 2012

Chère madame Thompson,

Je veux d’abord vous remercier pour vos lettres qui m’ont été d’une grande aide pendant ma convalescence... tout spécialement la première qui a mis fin à mes inquiétudes à l’idée que l’ennemi ait pu atteindre Pine View. La nouvelle que vous alliez parfaitement bien, ainsi que Michael et Abby, a fait davantage pour mon rétablissement que vous ne sauriez l’imaginer.

À propos d’Abby, dites-lui, je vous prie, que j’ai vu Michael hier ! Il est arrivé à Corvallis, frais et gaillard, avec les cinq autres volontaires que vous nous envoyez pour participer à l’effort de guerre. Comme la plupart de nos recrues, il m’a donné l’impression de n’avoir qu’une hâte : monter au combat.

J’espère ne pas avoir douché son ardeur par le récit de quelques-unes de mes expériences au contact direct des holnistes. Je pense néanmoins l’avoir ainsi rendu plus attentif à son entraînement et, peut-être, un peu moins pressé de gagner la guerre tout seul ! Après tout, notre désir le plus cher n’est-il pas qu’Abby et la petite Caroline le revoient vivant.

Dites à Abby que j’ai transmis sa lettre à un groupe de vieux professeurs qui parlent de reprendre les cours. Il se peut qu’il y ait de nouveau une sorte d’université à Corvallis d’ici un an environ… en supposant que la guerre progresse dans le bon sens.

Sur ce dernier point, bien sûr, continue de planer la plus grande incertitude. Les choses ont changé récemment mais il nous reste à mener un long, très long combat contre un terrible ennemi.

La question que vous me posez dans votre dernière lettre me jette dans un grand trouble, madame Thompson, et je ne sais même pas si je suis en mesure d’y répondre. Je ne suis pas le moins du monde surpris que l’histoire du sacrifice des éclaireuses soit parvenue jusqu’à vous, là-haut, dans les montagnes, mais il vous faut savoir que même ici, dans la vallée, bien des détails en sont encore mal connus.

Tout ce que je puis vous dire pour l’heure, c’est que oui, je connaissais bien Dena Spurgen, et que non, je n’ai pas du tout le sentiment de l’avoir comprise. En fait, je me demande sincèrement s’il me sera même un jour possible de vous dire autre chose.

Gordon était installé sur un banc devant le bureau de poste de Corvallis. Il se renversa contre le mur inégal et offrit son visage aux rayons du soleil matinal, l’esprit soudain envahi par toutes les choses qu’il ne pouvait écrire dans sa lettre à Mme Thompson… toutes les choses pour lesquelles il n’aurait pu trouver les mots.

Jusqu’à ce qu’on eût repris les villages de Cheshire et de Franklin, seules des rumeurs avaient couru dans la Willamette, car aucune éclaireuse n’était jamais revenue de la sortie non autorisée. Après la première vague de contre-offensive, toutefois, des esclaves récemment libérés avaient commencé à raconter des bribes de l’histoire. Peu à peu, les pièces du puzzle s’étaient ajustées.

Un jour d’hiver – en fait, le surlendemain du départ de Gordon pour son long voyage vers le sud – les femmes du corps des éclaireurs s’étaient mises à déserter, quittant par petits groupes  – jamais plus de deux ou trois à la fois – leur armée de citadins et de fermiers pour descendre vers le sud et vers l’ouest et se rendre, sans armes, à l’ennemi.

Quelques-unes avaient été tuées sur-le-champ, d’autres violées et torturées parmi les rires des holnistes déments qui n’avaient pas même accepté d’écouter les déclarations qu’elles avaient patiemment apprises.

La plupart, toutefois, s’étaient vues, ainsi qu’elles l’avaient espéré, emmenées comme captives en territoire holniste… accueillies comme une aubaine par ces monstres à l’appétit insatiable.

Celles qui avaient réussi de cette façon leur examen de passage expliquèrent qu’elles étaient lasses de vivre avec des fermiers mous et sans courage et n’aspiraient qu’à connaître leur épanouissement avec de « vrais hommes ». C’était un bobard que les disciples de Nathan Holn étaient susceptibles d’avaler. C’était, du moins, ce que les femmes qui avaient conçu ce plan insensé s’étaient figuré.