Выбрать главу

Le plus dur avait suivi, plus terrible encore que ce qu’elles avaient prévu, car ces femmes avaient dû simuler de quoi étayer leur fable jusqu’à la nuit prévue pour être celle des « longs couteaux » ; jusqu’à la nuit où elles étaient censées sauver les vestiges fragiles de la civilisation contre les monstres qui voulaient la détruire.

Nul ne savait ce qui avait cloché dans la manœuvre. On l’ignorait encore à l’époque où la contre-offensive printanière avait abouti à la reprise des premiers villages. Peut-être un des envahisseurs, pris de soupçon, avait-il fait torturer l’une de ces malheureuses pour la faire parler. Peut-être que l’une d’elles était tombée amoureuse de son bourreau et lui avait fait, sur l’oreiller, des confidences équivalant à une trahison en bonne et due forme. Dena ne s’était pas trompée en affirmant que l’histoire rapportait des cas semblables. En l’occurrence, les choses avaient fort bien pu se passer ainsi.

Plus simplement, certaines n’avaient peut-être pas su mentir ou dissimuler leur dégoût lorsque leurs nouveaux seigneurs et maîtres les approchaient.

Quel que fût le détail qui fit déraper le scénario prévu, la nuit décisive se révéla sanglante. Là où l’alerte n’avait pas pu être donnée à temps, les femmes avaient fait main basse sur les couteaux de cuisine et, à minuit, s’étaient glissées de chambre en chambre pour tuer et tuer encore, jusqu’à ce qu’elles fussent maîtrisées par les survivants.

Ailleurs, tout de suite rendues inoffensives, elles avaient dû se contenter d’agonir d’insultes leurs bourreaux et, jusqu’à la fin, de leur cracher au visage.

L’échec avait été total. Tout un chacun eût raisonnablement pu le prédire. Même dans les cantonnements survivalistes où le « plan » avait réussi, trop peu d’envahisseurs avaient péri pour que cela fît véritablement la différence. En tant qu’opération militaire, le sacrifice des éclaireuses n’avait servi à rien.

À rien, sinon, à un tragique fiasco.

La nouvelle s’en était toutefois répandue, franchissant la ligne de front et pénétrant au cœur des vallées. Les hommes l’avaient écoutée, muets d’étonnement, et avaient secoué leur tête incrédule. Les femmes aussi l’avaient apprise et, entre elles, en avaient parlé. Elles avaient discuté, froncé des sourcils perplexes… et s’étaient mises à réfléchir.

Enfin, elle avait atteint les lointaines terres du Sud. D’ores et déjà transformée en légende, l’histoire avait abouti au mont Pain de Sucre.

Là, surplombant le confluent rugissant des bras de la Coquille, les éclaireuses de la Willamette avaient fini par remporter leur victoire.

Tout ce que je puis vous dire, c’est que j’espère ne pas voir tourner cette affaire en dogme, en religion. Mes pires cauchemars me représentent des femmes qui ont pour tradition de noyer leurs fils dès que ceux-ci manifestent la première tendance à devenir des brutes. Je me les imagine, accomplissant leur devoir en s’arrogeant secrètement le droit de vie ou de mort sur tout enfant mâle avant qu’il devienne une menace pour l’entourage.

Il se peut ; certes, qu’il y ait parmi nous, les hommes, un certain nombre d’individus « trop fous pour mériter de vivre » mais, poussée à l’extrême, pareille « solution » me terrifie… dans son aspect idéologique, il y a là quelque chose que mon esprit se refuse à saisir.

Évidemment, il est probable que les choses se décanteront d’elles-mêmes. Les femmes ont la tête sur les épaules ; elles n’en arriveront pas à ces extrémités. C’est peut-être là, en fin de compte, que réside notre espoir.

À présent, il est temps que je poste cette lettre. Je ferai mon possible pour vous écrire de Coos Bay, ainsi qu’à Abby. D’ici là, madame Thompson, soyez assurée de mes sentiments les plus dévoués.

Gordon.

— Hep, courrier !

Gordon venait de héler un garçon qui passait, vêtu d’un jean et de la veste de cuir des postiers. Le jeune facteur s’approcha de lui au pas de course et salua. Gordon lui tendit l’enveloppe.

— Pouvez-vous porter directement ce pli au départ du courrier ordinaire pour l’Est ?

— Certainement, monsieur l’inspecteur ! C’est comme si c’était fait !

— Oh, il n’y a pas le feu ! lui dit Gordon avec un sourire. Il s’agit simplement d’une…

Mais le jeune homme était déjà loin. Gordon soupira. L’étroite camaraderie du bon vieux temps, lorsque tout le monde se connaissait dans le service, était bel et bien révolue. Il y avait une telle différence hiérarchique entre lui et ces jeunes préposés qu’il était proprement impensable de les voir répondre à son sourire ou oser faire avec lui un brin de conversation.

Oui, il est grand temps.

Il se leva et, sans grimacer, ramassa ses fontes.

— Alors comme ça, vous allez nous fausser compagnie avant la fiesta ?

Gordon se retourna. Adossé à la porte latérale du bureau de poste, Éric Stevens le regardait, bras croisés, mâchonnant un brin d’herbe.

Gordon haussa les épaules.

— Il me semble aussi bien de partir tout de suite. Je ne tiens pas à ce qu’on organise quelque chose en mon honneur. Ce ne serait qu’une perte de temps.

Stevens marqua son accord d’un hochement de tête. Il avait été l’un des artisans de la convalescence de Gordon, grâce à sa force tranquille, et à son rejet ironique et péremptoire des tentatives que n’avait pas manqué de faire le héros pour accaparer la responsabilité du destin de son petit-fils. Aux yeux d’Éric, la mort de Johnny était de celles qu’un homme peut raisonnablement souhaiter. La contre-offensive n’avait rien fait pour donner tort au vieil homme et Gordon avait préféré laisser tomber le sujet.

Stevens mit sa main en visière et, par-dessus les jardins, porta son regard sur le bout de la 66 qui s’enfonçait au sud.

— Tiens, encore d’autres gens du Sud qui nous arrivent.

Gordon se retourna et vit une colonne de cavaliers qui montait sur le nord, probablement vers le camp où se concentrait le gros de l’armée.

— Bigre, fit Stevens. Faut voir leurs yeux ronds ! À croire qu’ils n’ont jamais fichu les pieds dans une grande cité !

De fait, les rudes gaillards barbus de Sutherlin et de Roseburg, de la Camas Valley et de Coos Bay pénétraient dans la ville avec stupeur. Les yeux leur sortaient de la tête à la vue des éoliennes et du réseau bourdonnant des câbles électriques, des ateliers débordant d’activité de chaque côté de la route et, lorsqu’ils venaient à croiser une cour d’école où des dizaines d’enfants propres et correctement habillés jouaient avec entrain, ils restaient bouche bée.

Appeler ça une grande cité, c’est peut-être pousser un peu loin les choses, se dit Gordon mais, en un sens, Éric n’avait pas tort.

La bannière étoilée flottait au-dessus des bâtiments de la poste centrale. À intervalles réguliers, des courriers en uniforme bondissaient sur leur monture et filaient vers le sud, l’est ou le nord, leurs fontes gonflées de missives et de colis.

La maison de Cyclope déversait par toutes ses fenêtres les riches harmonies d’une musique d’un autre âge. Un peu plus loin, un petit dirigeable de reconnaissance dansait dans ses amarres tandis que des ouvriers en combinaison blanche rehaussée de noir discutaient dans le vieux jargon de l’aérostatique.

L’un des flancs du ballon était orné d’une aigle s’élevant d’un bûcher, l’autre des armoiries de l’État souverain de l’Oregon.

Lorsqu’ils arriveraient au champ de manœuvre, les yeux des nouveaux venus n’avaient pas fini de s’agrandir de surprise : ils découvriraient de petits groupes de femmes-soldats au regard clair, des volontaires venues de tous les horizons pour s’acquitter d’une tâche précise, la même que celle de tout autre citoyen.