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C’était presque trop de choses nouvelles que les rustauds du Sud avaient à ingurgiter d’un seul coup. Gordon sourit en les voyant. Les hommes des bois commençaient lentement à se souvenir qu’autrefois, les choses n’avaient pas été si différentes chez eux. Les renforts parvenaient à Corvallis imbus d’une mission salvatrice pour le nord du pays qui avait, disait-on, sombré dans la décadence. En réalité, les hommes retournaient chez eux profondément changés.

— Salut Gordon, dit Éric Stevens qui, à la différence de quelques autres, avait le bon goût d’abréger les séparations. Bon voyage et revenez-nous.

— Si l’occasion se présente, fit Gordon en hochant la tête. Si c’est possible. Salut !

Il jeta ses fontes sur son épaule et s’achemina vers les écuries, laissant derrière lui la ruche de la poste.

Les anciens terrains de sport disparaissaient sous une marée de tentes. Sur le pourtour, des chevaux hennissaient et des hommes marchaient au pas. Gordon reconnut, dominant l’un des corps de troupe, la haute et large silhouette de George Powhatan. Il présentait ses nouveaux officiers à de vieux camarades de combat, poursuivant l’œuvre de réorganisation de la petite armée de la Willamette en une « Ligue de Défense de la Communauté de l’Oregon ».

Comme Gordon passait à proximité, l’homme aux longs cheveux d’argent se tourna vers lui et leurs regards se croisèrent. Gordon lui fit au revoir d’un signe.

C’était lui qui avait gagné, en fin de compte. Il avait amené le châtelain à descendre de sa montagne, même si tous deux allaient payer jusqu’à la fin de leurs jours le prix de cette victoire.

Powhatan esquissa un sourire. Désormais, ils savaient l’un et l’autre ce qu’un homme doit faire de tels fardeaux.

Les porter, se murmura Gordon.

Peut-être un jour s’assiéraient-ils à nouveau dans le grand wigwam paisible perché sur la montagne, au-dessus du confluent de la Coquille et, les yeux fixés sur les dessins d’enfants accrochés aux murs de rondin, ils parleraient de l’amélioration de la race chevaline et des subtiles techniques de brassage de la bière. Mais il fallait d’abord s’occuper des « grandes choses ».

Powhatan avait sa guerre à mener, et Gordon son œuvre à poursuivre.

Il porta la main à sa casquette et se remit en marche vers les écuries.

Il les avait laissés complètement désemparés, la veille, lorsqu’il leur avait offert sa démission en tant que membre du Conseil de Défense.

— Mes obligations vont au pays dans son entier et non à une de ses régions, leur avait-il dit. (Ainsi, ils pourraient en déduire des choses qui, au fond, n’étaient pas des mensonges.) Maintenant que l’Oregon est une région sûre, je dois retourner à ma mission originelle. D’autres secteurs de la nation doivent être couverts par le réseau postal ; il existe, ailleurs, des gens qui ont été trop longtemps coupés de leurs compatriotes. Vous êtes parfaitement capables de vous débrouiller sans moi.

Toutes leurs protestations s’étaient révélées vaines… parce que c’était la vérité. Il avait donné ici à ce coin de terre tout ce qu’il avait à lui donner. Maintenant, il serait utile ailleurs. De toute façon, il ne pouvait rester plus longtemps. Dans cette vallée, tout lui rappelait le mal qu’il avait dû faire en faisant pour le mieux.

Il avait décidé de quitter la ville sans attendre la fête qu’ils mijotaient d’organiser pour son départ. Il était rétabli et il pouvait voyager sans trop se fatiguer ; il avait fait ses adieux à tous ceux qu’il laissait derrière lui… à Peter Aage et au Dr Lazarensky… et à l’enveloppe de la pauvre machine morte depuis si longtemps et dont il ne craignait plus le fantôme.

Le garçon d’écurie sortit la pouliche qu’il avait choisie pour la première partie du voyage. Toujours perdu dans ses pensées, il sangla les fontes contenant ses affaires, plus deux kilos cinq de courrier, des lettres qui, pour la première fois, portaient une adresse hors de l’Oregon.

Il quittait Corvallis en toute confiance. La guerre était gagnée, même si on avait devant soi des mois, voire des années de combats acharnés. Un aspect de sa mission présente était précisément de chercher de nouveaux alliés, de nouvelles voies pour accélérer la fin de la guerre, pour forcer son issue victorieuse.

George Powhatan ne se changerait pas en tyran. Il n’y avait aucune crainte à avoir. Lorsque le dernier holniste serait pendu, le peuple de l’Oregon aurait à choisir : prendre en main sa propre destinée ou aller se faire foutre. Gordon aimerait être là pour assister au courroux grandiose du châtelain si jamais on s’avisait de lui proposer la couronne.

Les serviteurs de Cyclope poursuivraient la diffusion de leur propre mythe, encourageant ainsi la renaissance de la technologie. Les receveurs des postes nommés par Gordon continueraient de mentir sans le savoir, cimentant le pays grâce à la fable des États-Unis Restaurés jusqu’à ce qu’elle tombât d’elle-même. À force d’y croire, les gens finiraient par la rendre vraie.

Et puis, les femmes parleraient de ce qui était arrivé en Oregon pendant l’hiver. Elles étudieraient les notes de Dena Spurgen, elles liraient les livres que les éclaireuses avaient lus et discuteraient du jugement qu’il convenait de porter sur les hommes.

Peu importait de savoir si Dena avait souffert ou non d’un quelconque déséquilibre mental. Gordon avait peu de chances de pouvoir apprécier de son vivant les effets durables de la légende qu’elle avait fait naître. Et l’eût-il voulu, son influence était trop faible pour qu’il pût faire obstacle à son extension.

Trois mythes… et George Powhatan. L’Oregon était en de bonnes mains. Et ses citoyens se débrouilleraient très bien pour accomplir le reste.

La fougueuse monture s’ébroua lorsque Gordon monta en selle. Il flatta la pouliche et lui parla doucement pour la calmer. Elle frémissait du désir de courir les chemins. Son escorte l’attendait à la sortie de la ville, prête à l’aider à arriver sans encombre à Coos Bay. De là, il prendrait le bateau qui l’emmènerait à destination…

La Californie… songea-t-il.

Il revit l’écusson brodé d’un ours sur l’épaule du soldat mourant qui leur avait tant dit sans prononcer un mot. Il estimait devoir quelque chose à cet homme. Et à Phil Bokuto. Et à Johnny qui avait si fort désiré s’y rendre.

Et à Dena… Oh, comme je voudrais que tu puisses m’accompagner !

Il leur dédia mentalement ce qu’il découvrirait là-bas. Désormais, ils étaient avec lui.

Muette Californie, se demanda-t-il, à quelles tâches t’es-tu attelée durant toutes ces années ?

Il fit virer sa monture, l’amena jusqu’à la route et lui fit prendre vers le sud, laissant derrière lui le vacarme et les clameurs d’une armée d’hommes et de femmes libres et sûrs de leur victoire… des soldats qui rentreraient avec joie dans leurs fermes et dans leurs villages quand serait terminée la détestable corvée de la guerre.

Pour l’heure, ils avaient le verbe haut, irrévérencieux, déterminé, impatient.

Gordon passa devant une maison où l’on avait mis la musique à plein volume. On gaspillait l’électricité sans compter aujourd’hui ! Allez savoir ! C’était peut-être en son honneur.

Il leva la tête et le cheval lui-même dressa les oreilles. C’était un vieux morceau des Beach Boys ; il venait enfin de le reconnaître. Un air qu’il n’avait pas entendu depuis vingt ans… des voix qui chantaient l’innocence et l’optimisme.