Donald accourut. « Quoi ? Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qu’il a fait ? Qu’est-ce qu’il a fait ?
— Jane, j’ai donné une toute petite tape, je jure…
— Ce connard a simplement secoué le réactif méthyle orange dans le tuyau de tartration.
— Mais bon Dieu, Jane, me lamentai-je, ça n’a quand même pas changé les choses à ce point, si ? »
Donald fixa la tuyauterie. « Oh, bon Dieu, dit-il. Non ! Non ! » Il s’effondra sur la paillasse et enfouit son visage entre ses mains.
Je poussai un soupir de soulagement et je me retournai pour faire face à Jane. « C’était une sale blague, c’était cruel, en fait. Si Donald n’était pas un menteur aussi minable, ça m’aurait vraiment perturbé. »
Les sourcils de Jane remontèrent vivement. « Oh, dit-elle, alors, comme ça, c’était cruel ? Je vois. Ça t’aurait perturbé.
— Écoute, je sais ce que tu vas dire…
— Vandaliser ma voiture, la faire enlever par la fourrière pour parking illicite. Ça, ce n’étaient pas des blagues cruelles qui m’auraient perturbée ? C’étaient les tendres réflexes d’une âme aimante et torturée. Des jeux romantiques nés d’un bel esprit complexe. Pas du tout puérils : adultes. Un commentaire plein d’ironie sur l’amour et l’échange. Un compliment tout à fait merveilleux. Je devrais te remercier. »
Je déteste vraiment quand elle se met dans ces états-là. Et Donald en train de ricaner, comme s’il savait de quoi elle parlait.
« Ouais, ouais, ouais, dis-je en levant une main. C’est bon.
— Laissez-nous, Donald, dit Jane en s’installant sur un tabouret. J’ai besoin d’avoir une conversation avec ce phénomène. »
Donald, comme moi un rapide du rougissement, sortit de la pièce à reculons, tout pataud. « Ho. Oui. D’accord, bien sûr. Je vais… Oui. K. »
J’attendis que le battement des portes s’apaise avant d’oser lever les yeux vers ce regard moqueur.
« Désolé », dis-je.
Les mots tombèrent avec un bruit mat dans un silence d’une longueur douloureuse.
Elle n’avait pas vraiment le regard moqueur. Je n’aurais pu lui attacher aucune qualité. J’aurais pu le qualifier de froid, ou d’ironique. Ou de calculateur. C’était le regard de Jane et pour n’importe qui d’autre, il aurait pu paraître a) amical, b) gentil, c) amusé, d) provocant, e) sexy, f) impérieux, g) sceptique, h) admiratif, i) passionné, j) racoleur, k) terne, l) intellectuel, m) méprisant, n) embarrassé, o) apeuré, p) faux, q) désespéré, r) ennuyé, s) satisfait, t) plein d’espoir, u) inquisiteur, v) inflexible, w) furieux, v) attentif, x) déçu, y) pénétrant ou z) soulagé.
Il était tout cela. Je veux dire, il s’agissait d’une paire d’yeux humains, le miroir de l’âme. Pas le miroir de la sienne, mais de la mienne. J’y plongeais le regard avec le sentiment d’avoir agi en immense couillon et donc, naturellement, j’en retirais un regard moqueur.
Soudain, à ma surprise, elle sourit, se pencha en avant et me caressa la nuque.
« Oh, Pup, dit-elle. Qu’est-ce que je vais faire de toi ? »
Un mot sur cette histoire de Pup.
Les gens m’appellent Pup. P’tit Chiot.
Voilà l’histoire.
Vous êtes sur le point d’entrer dans une grosse université, vêtu d’un veston, d’une cravate et d’un pantalon chic, ceux que Maman a achetés spécialement pour le grand événement. Vous vous appelez Michael. Vous avez deux ans de moins que tout le monde, et c’est pratiquement la première fois que vous vous retrouvez loin de chez vous. Que faire ? Un voyage en train de Winchester à Cambridge nécessite de traverser Londres pour changer de gare. Donc, vous débarquez dans le West End, pour en revenir avec une sérieuse coupe de cheveux, un pantalon hyper flottant, un T-shirt qui beugle « Suce-moi l’âme », une doudoune kaki et le nom Puck. Vous remontez à bord du train pour Cambridge, réincarné en mec à la coule. On tolérait plus ou moins l’emploi de mec et de à la coule, il y a huit ans. De nos jours, évidemment, seuls les publicitaires et les journalistes parlent encore comme ça. Ce qu’on dit vraiment dans la rue aujourd’hui, j’en sais moins que rien. J’ai laissé tomber ces préoccupations peu de temps après avoir été latté deux fois et m’être entendu dire de dégager, connard.
J’ai choisi Puck, parce que j’avais joué le rôle à l’école dans une représentation du Songe d’une nuit d’été, et j’avais trouvé que ça m’allait pas mal. Spike, Yash, Blast, Spit, Fizzer, Jog, Streak, Flick, Boiler, Zug, Klute, Rogne – j’ai passé toute la liste en revue. Puck me paraissait cool sans sombrer dans l’agressivité. Malheureusement, à mon premier repas au réfectoire, il y avait eu une confusion.
« Salut, me dit un type totalement nul en veston et cravate en s’asseyant à côté de moi. Je m’appelle Mark Taylor. Tu dois être un bizuth, non ? »
Je lui donnai mon nouveau nom cool, mais j’avais la bouche pleine et, je ne sais comment, il intégra dans sa petite tête que je m’étais présenté en disant Puppy Young.
— Pup ? Ah, ouais, je vois. P’tit Chiot. D’accord. » Aucune de mes protestations postillonnées n’aboutit à rien, et je devins Pup ou Puppy, le Chiot ou P’tit Chiot. De ce coup-là, je me suis jamais remis, en termes du genre de racaille dans la place, beeyatch, street, gangsta, trop cool que j’avais aspiré à devenir. Peut-être que Snoop Doggy Dog de South Central, Los Angeles, Californie, aurait bien encaissé qu’on l’appelle Snoop Puppy Pup, mais Michael Young, d’East Dene, Andover dans le Hampshire, n’avait pas l’ombre d’une chance, ce petit con.
Jane a adoré, bien entendu. Adoré m’appeler P’tit Chiot, Toutou et Choupinet. Ce qui expliquait en partie le petit pétage de plombs qui m’avait conduit à graphiter le capot de sa Renault.
Sa Renault ? Notre Renault, voulais-je dire. Vous voyez ? Elle était déjà en train de gagner.
Tout ça pour dire que… oui, j’ai adoré sortir avec une femme plus âgée. Deux ans de différence ne comptent peut-être pas réellement comme Une Femme Plus Âgée, mais je tirais quand même satisfaction de cette petite différence. Oui, j’aimais bien me faire materner un peu. Oui, j’appréciais tout à fait la gifle salée de ses moqueries modérées, mais NON, je ne suis ni un eunuque ni un masochiste. Une partie de moi aime simplement être un Homme, une fois de temps en temps. Et je ressentais, franchement, je ressentais…
« Je sais ce que tu as ressenti hier au soir, me dit-elle. Tu as pensé que j’étais jalouse. Tu as cru que l’idée que tu aies terminé ta thèse me déplaisait. Nous allions nous retrouver tous les deux Docteurs, tous les deux à égalité. Tu as cru que ça m’irritait.
— Rien ne pourrait être plus loin de la vérité », répliquai-je, et rien n’aurait pu être plus loin de la vérité.
« Et peut-être as-tu cru que je ne prenais pas l’Histoire très au sérieux, comparée à mon travail.
— Certainement pas ! mentis-je de nouveau.
— Oh. » Jane leva les sourcils avec une surprise sincère. « Vraiment ? Parce que c’était vrai. Tout ça. C’est vrai, ça m’ennuyait que tu sois sur le point de décrocher ton doctorat. Et de devoir te regarder te pavaner à la maison comme un petit coq. Je veux dire, vois les choses en face, mon chéri, une femme moins solide aurait vomi.
— J’étais heureux, c’est tout.