— Et c’est vrai, je me suis dit, qu’est-ce qu’un doctorat d’histoire ? N’importe qui avec une demi-cervelle est capable de grignoter les fruits de la bibliothèque quelques mois et de chier une longue thèse luisante. Ça ne met pas en jeu de la réflexion, des calculs ou du travail. Pas du vrai travail. Juste des postures de dilettante prétentieux.
— Ah, merci ! Merci vraiment beaucoup.
— Je sais, P’tit Chiot, je sais. Ça n’a pas duré. J’étais jalouse. Je t’en ai voulu.
— Oh.
— Désolée. Je suis ravie que tu aies achevé ta thèse. Je suis fière de toi. »
Un véritable génie en matière de feinte, d’esquive et de finasserie, Jane. Elle vous présente tous les arguments à sa charge avant que vous en ayez l’occasion, et ensuite, elle demande pardon avec tant de douceur et de courage, qu’elle ne laisse que la bonne volonté comme dernière option.
« À propos de la voiture, dis-je en baissant les yeux. Je me suis conduis de façon puérile.
— Laisse tomber la voiture. Qu’est-ce qu’on en a à foutre, de la voiture ? C’est une voiture, pas un petit chat ou une déclaration des droits de l’homme. Rien à foutre au carré. Et, au risque d’éveiller de nouveau ton viril courroux, tu dois reconnaître que ça a été un des rares actes courageux, amusants et indépendants que tu aies jamais commis. D’ailleurs, j’ai menti en disant que la fourrière l’avait embarquée et il se trouve que les graffiti sont partis avec un coup de fréon, alors, quel mal y a-t-il eu ?
— Alors, ça veut dire… euh… que nous sommes toujours ensemble ?
— Viens par ici, toi », dit-elle en attirant ma tête vers la sienne.
Nous nous sommes embrassés, longuement, avec force, et, en reprenant mon souffle, j’ai bredouillé mes remerciements. À l’intérieur… ma foi, je n’avais peut-être pas les mêmes certitudes. Je m’étais fait à l’idée d’avoir été manipulé, trahi et recraché. Les blessures de la douleur et de la manipulation possèdent une sorte de réconfort. Mais après tout, voyez-vous, je l’aimais. Je l’aimais vraiment. Je frissonne toujours/Quand tu me tou-tou-tou tou-touches. C’était vrai. Oily-Moily ne se trompait jamais. Chaque fois que la chair de Jane touchait la mienne, je ressentais une montée de sève. Alors, bon, on s’est embrassés et j’ai dit adieu à ma liberté.
Elle est plus grande que moi : ça ne veut pas dire grand-chose, la plupart des gens sont plus grands que moi. Elle est brune, alors que je suis blond. Pas mal de gens la croient italienne ou espagnole. Je l’appelle ma bohémienne d’amour aux cheveux aile de corbeau, ce qui lui fait lever les yeux au ciel avec amusement. Elle est très propre. L’expression semble incongrue, mais c’est vrai. Pas simplement presque propre, comme disent les publicités, mais vraiment propre. Elle a toujours des mains fraîches, immaculées, et sa blouse de laboratoire, ses vêtements, ne sont jamais froissés ni avachis. Il y a juste cette maladresse charmante et attendrissante, une vague gaucherie, la raideur de son manque de coordination ; comme avec l’infime strabisme d’Ingrid Bergman, c’est le défaut minuscule, presque imperceptible, qui magnifie la beauté.
« Écoute, lui annonçai-je. Je vais passer chez Sainsbury, et ce soir, nous allons mitonner un bon petit gueuleton. Tout se passera comme il faut, cette fois-ci. Qu’est-ce que tu en dis ? »
Elle baissa les yeux vers moi. « Tu sais, P’tit Chiot, dit-elle. Si tu étais encore un peu plus mignon, il faudrait que je te conserve dans le formol.
— Oh, allez », fis-je, en prenant sur la paillasse la petite coupelle en perspex contenant les pilules orange, pour les secouer sur un rythme sud-américain très emprunté. « Hum, commentai-je en en prenant une que je tins entre le pouce et l’index. Et elles apportent quoi, comme trip, celles-là ?
— Mais tu vas poser ça, merde ? » Soudain folle de rage, elle voulut s’emparer de la coupelle et manqua son coup, projetant les pilules sur toute la paillasse et par terre.
Je ne l’avais jamais vue ainsi. Une furie, une vraie furie.
« Hé ! » m’écriai-je en protestant, tandis qu’elle m’écartait sans douceur de la paillasse.
« Pourquoi est-ce tu ne pourras jamais comprendre qu’il ne faut toucher à rien ? »
Elle sauta du tabouret et se mit à ramasser les pilules éparpillées, tout en maudissant, elle, moi, la vie et Dieu.
Ça dépassait tout. Je la rejoignis par terre pour me lancer à la chasse aux pilules.
« Écoute-moi, ma puce, je voulais…
— Ferme-la et cherche. Je ne te parle pas. »
Pour la troisième fois en autant d’heures, je ramassai des objets par terre. Les CD, les feuilles de papier, et maintenant les pilules. Il y a des jours comme ça. Des journées à thème.
Lorsque toutes les pilules eurent réintégré la coupelle, à bonne distance de mes petites menottes, Jane se tourna vers moi, la poitrine frémissante d’indignation, je regrette de devoir le dire.
« Bon Dieu, P’tit Chiot, mais tu as vraiment un problème !
— Un problème ? Quel problème ? Putain, mais j’ai juste pris une pilule…
— Est-ce que tu sais de quoi il s’agit ? Est-ce que tu en as la moindre idée ? Non, bien sûr, pas la moindre. Ça pourrait contenir de l’anthrax, la polio ou Dieu sait quoi. On pourrait les absorber par la peau. Ça pourrait être du cyanure, tu n’en sais rien.
— Bon, alors, qu’est-ce que c’est ?
— Ce sont des contraceptifs.
— Ah oui ? » Je leur jetai un coup d’œil, intéressé.
« Un contraceptif masculin.
— Une pilule pour homme. Cool.
— Non, pas une pilule pour homme, la pilule pour homme.
— Mais pas dangereuse ?
— Ça dépend, tête de nœud, de ce que tu entends par dangereux. On ne les a pas testées sur les humains, pour commencer.
— Hé ben, je peux te servir de cobaye, alors, non ?
— Non, tu ne peux pas me servir de cobaye, bordel, rugit-elle. Elles ont un effet irréversible.
— Répète un coup ?
— Voilà précisément ce que tu ne pourras plus faire : répéter un coup, pas dans un sens productif, en tout cas. Elles stérilisent de façon permanente. »
Je déglutis. « Oh.
— Oui. Oh.
— Pas passé loin, dis donc.
— Non que ton héritage génétique fasse partie de ceux qu’un monde rationnel souhaiterait jamais voir se propager.
— Tu devrais les mettre sous clef.
— C’est toi que je devrais mettre sous clef. On va décider d’une règle, P’tit Chiot. Tu n’interviens pas dans mon travail, et je n’interviendrai pas dans le tien. De cette façon, nous pouvons éviter les catastrophes, d’accord ?
— Oui, bon, dis-je en m’éloignant. Faut que, genre, je me tire, d’ac’ ? »
Elle me considéra, un sourire s’élargissant sur son visage. « Tu crois qu’il pourrait y avoir une chance, une fois que ta thèse sera lue, pour que tu te mettes à parler un anglais correct ?
— Comment ça ?
— Tous ces cool et d’enfer, ces ouah… d’où ça sort ? Tu seras sans doute professeur au collège, l’an prochain. Tu crois que Trevor Roper se baladait dans l’établissement en disant Ouah, mec… genre, cool ! Franchement, mon chéri, ça sonne tellement bizarre. Tellement incongru.
— Hé bien, dis-je en me rasseyant. La chose, vois-tu, c’est que l’Histoire, gros problème d’image. » C’était une de mes théories personnelles, que je ne lui avais encore jamais exposée. Je lissai de mes paumes la surface de la paillasse, comme si je séparais deux monticules de sel. « Il existe deux genres d’historiens, d’accord ? De ce côté, tu as A, la jeune baderne – les Hayek, Peterhouse, Cowling, le genre lecteurs du Spectator, Thatcher-était-ma-déesse, je rêve de devenir secrétaire particulier d’un membre conservateur du Parlement, d’accord ? Et puis, de l’autre côté, on a B, le genre poids lourds sérieux, Christopher Hill, Althusser, E.P. Thompson, poststructuralistes, dans ta gueule, aux chiottes l’individu, j’encule l’histoire.