— Non, monsieur, pas une cigogne.
— Et je te prie de quitter sur-le-champ ce ton impertinent dans ta voix ! »
De nouveau le silence, rompu cette fois par un froissement de feuilles théâtral et un raclement de gorge sec tandis qu’Alois se mettait à lire.
« De la cervelle, mais manque de discipline… capricieux, indiscipliné, arrogant et acariâtre. Il éprouve de nettes difficultés à s’intégrer à l’école. Il cède à des enthousiasmes avec une énergie zélée qui s’évapore à l’instant où il discerne que la réflexion, l’application et l’étude seront nécessaires. De plus, il accueille tout conseil ou reproche avec une hostilité mal dissimulée. Un trimestre de travail tout à fait insatisfaisant. Hé bien ? Qu’as-tu à répondre à ça ?
— Le docteur Humer. C’est l’appréciation du docteur Humer, non ? Il me déteste.
— Peu importe de qui vient cette appréciation ! As-tu la moindre idée de la somme que la Realschule me demande de débourser pour le douteux honneur de t’instruire ? Et voilà comment tu me remercies ? On ne peut pas non plus dire qu’il a une influence saine sur le reste des élèves. Il semble exiger d’eux une docilité sans bornes, se réservant un rôle de meneur. Un meneur ? Tu ne saurais pas mener une maternelle sur un jeu de piste, mon garçon !
— Et le docteur Potsch ? Que dit-il ?
— Potsch ? Il dit que tu as du talent et de l’enthousiasme.
— Voilà !
— Mais il t’accuse aussi d’indiscipline et de paresse.
— Je ne vous crois pas ! Il ne dirait pas de telles choses. Le docteur Potsch me comprend. Vous inventez.
— Comment oses-tu ! Viens ici. Viens ici ! »
Les yeux de Klara se remplirent de larmes quand elle entendit le fouet siffler dans l’air et claquer à plat contre le tissu tendu du vieux costume d’Alois junior. Et Dolfi qui criait, criait, criait : « Je vous déteste, je vous déteste, je vous déteste ! » Pourquoi ne pouvait-il pas apprendre à se soumettre, comme elle ? Ne comprenait-il pas que plus il protestait et plus cela plaisait au Bâtard ?
« Va dans ta chambre et restes-y jusqu’à ce que tu aies appris à faire des excuses !
— Très bien. » La voix de Dolfi, mi-enfant, mi-homme, ne fléchit pas. Seul le bruit du liquide qui faisait des bulles dans ses narines, reniflé avec défi, trahissait sa fureur et sa douleur. « Alors, je resterai là-haut jusqu’à votre mort !
— Non, non, mon chéri ! » chuchota Klara, serrant ses bras autour d’elle dans son angoisse, terrifiée qu’Alois puisse lever de nouveau Pnina.
Mais elle fut surprise de l’entendre pousser un drôle de petit rire. « Ta mère peut bien te gâter et flatter ta sale petite vanité, mais crois-moi, Adolf, je finirai par te briser. Je te tuerai. Je te tuerai ! » Des sanglots qui ne se cachaient plus, à présent.
Alois rit de nouveau. « Oh, allez, décampe, petit garçon, avant que ta morve coule sur le tapis ! »
Faire des erreurs
Rapport scolaire n°2
La sueur coula de mon nez et tomba sur le plancher. Au diable ces conneries, me dis-je en aparté.
Le docteur Angus Alexander Hugh Fraser-Stuart aimait réunir ses longs cheveux blancs dans une résille. Il affectionnait les kimonos en soie, les happis, ces vestes japonaises en coton blanc, et les pantalons bouffants de satin noir. Ses appartements, une série de pièces spacieuses qui occupaient le coin du bâtiment Franklin dominant la rivière Cam, laissaient entrer la lumière à profusion : le soleil direct éblouissait par les fenêtres, la lumière reflétée sur la rivière ondulait au plafond et les spotlights blancs sur des tringles modernes se braquaient vers des peintures et des gravures arrangées méticuleusement le long des murs blancs et nus. Tout autour de la pièce, sur les encadrements, les rebords, les tables et les tapis de coprah, des cactus s’ordonnaient en lignes strictes. Un énorme spécimen venu d’Arizona, qui semblait sorti d’un dessin humoristique de Gary Larson, dominait un coin de la pièce, tendant deux bras asymétriques comme un agent de la circulation difforme. Au-dessus de la cheminée, un portrait baveux par Bacon ricanait avec une joie débauchée en lorgnant une paire de sabres de cavalerie turcs contre le mur d’en face. Sur l’ensemble une énorme chaleur pesait comme un étouffant brouillard. Dehors, la journée était torride, le ciel d’un bleu de science-fiction, sinistre et sans nuages et, à l’intérieur de la pièce, des radiateurs à convection jetaient sur les cactus de l’air sec et bouillant. La sueur continuait de couler sous mes aisselles et dans l’interstice séparant mon caleçon de mes hanches. Je vis alors, frémissant d’horreur, que la situation allait considérablement s’aggraver.
Fraser-Stuart, assis au sol en tailleur, sans lever les yeux du Meisterwerk déposé dans son giron, tendit la main vers sa boîte à cigares. La première fois que je m’étais assis dans cette pièce, cinq ans plus tôt, par une journée de chaleur exactement aussi violente, j’avais demandé, noyé dans un océan de fumée de Havane, si on pouvait ouvrir une fenêtre. Le vieil homme avait regardé d’un œil triste sa collection de cactus et m’avait demandé, en soufflant un nuage de déception, si je me consacrais totalement à mon confort personnel. Je l’avais considéré à l’époque comme un fils de pute, et je le considérais en ce moment comme un fils de pute.
Je vis la fumée transmuer des volutes douces, arrondies et bleues, en ellipses étirées et jaunes comme le sommet des cèdres et s’installer en hauteur, près du plafond, tandis qu’il continuait à lire.
« J’ai seulement besoin de me rafraîchir la mémoire, m’avait-il annoncé à mon entrée. Soyez assis. »
Et donc, voilà ce que j’étais : assis. J’étais aussi en nage, étouffé, dévoré de démangeaisons et de picotements.
Vous savez peut-être comment fonctionne une thèse de doctorat. Vous la remettez à votre superviseur et il la transmet à un examinateur qui à son tour la communique à un assesseur, extérieur à votre université. Les deux examinateurs se concertent pour décider si le travail a atteint le niveau requis et, lors d’une investiture simple mais émouvante dans la Maison du Sénat, vous êtes nommé Docteur par le Chancelier ou son bienveillant représentant. Après avoir avalé quelques couleuvres et léché quelques postérieurs dans la bonne direction, vous devenez professeur de votre collège, chargé de cours dans votre propre faculté et universitaire doté d’un poste permanent. Votre thèse est publiée à grandes acclamations ; vous laissez entendre auprès des producteurs de radio et des journalistes télé à travers le monde anglophone que vous êtes disponible pour des avis d’expert lorsque quelque chose proche de votre domaine se manifeste dans l’actualité ; une série bien jaugée de manuels destinés au lucratif marché des établissements scolaires vous libère de soucis financiers ; vous épousez votre petite amie dans la splendeur médiévale de la chapelle de votre collège ; vos enfants se révèlent profondément blonds, intelligents, amusants et plus doués que la moyenne pour le ski ; vos anciens élèves accèdent au poste de Premier Ministre et ont la bonté de se rappeler leur Don d’histoire préféré lorsqu’ils dispensent les présidences de commissions, les titres de chevaliers et les directions d’université qui sont du ressort de la royauté ; bref, la vie est belle.
Je regardais le premier maillon de cette chaîne se forger. Fraser-Stuart aurait dû transmettre depuis une semaine le Meisterwerk au professeur Bishop, de Trinity Hall, mais après tout, Fraser-Stuart était feignant comme un chat. Ancien soldat doté d’un « esprit brillant » – Dieu seul sait ce que ça veut dire –, il était de ces farfelus qui se spécialisent dans l’histoire militaire. Comme, avant lui, Parton, Orde Wingate et bien d’autres militaristes imbus de leur personne, il estimait présenter un aspect frappant en mêlant comme il le faisait l’amour des armes et de la guerre à des lambeaux de philosophie et des arcanes suspects. Tracez une ligne entre le Colonel Jack Ripper de Sterling Hayden et le M. Kurtz de Marlon Brando. Un général tonitruant et éructant est déjà assez catastrophique, mais celui qui s’enorgueillit de sa science du taoïsme, de la musique baroque française et des écrits de Duns Scotus représente la vraie menace contre l’ordre établi du monde. Si l’on doit m’envoyer un jour au combat, qu’on me donne le colonel Blimp, une vieille ganache brave et fière à la moustache en bataille qui lit John Buchan et croit que Kierkegaard est le principal aéroport de Suède, et pas un couillon fier de lui qui joue nu au polo et rédige en latin classique des commentaires sur les Cantos pisans d’Ezra Pound.