Finalement, juste au moment où je me disais qu’il n’en finirait jamais, il leva les yeux et cracha un jet de fumée dans ma direction, comme un poisson archer embrochant sa proie, un petit pet tendu partant de ses lèvres.
« Hé bien, mon jeune Young, avez-vous cherché assistance ?
— Pardon ?
— Pour votre problème de drogue.
— Mon quoi ?
— Vous êtes tout défoncé aux joints d’héroïne, mon vieux ! On ne me la fait pas. En train de planer, avec de l’Euphorie ou une autre drogue à la mode. Je sais que c’est un problème chez tous les gens de votre âge. Je pense que vous devriez y remédier. Et de façon vraiment urgente.
— Euh… Vous devez me confondre avec quelqu’un d’autre, sans doute, monsieur ?
— Oh, ça m’étonnerait. Pas du tout. Quelle autre explication pourrait-il y avoir ?
— À quoi ?
— À ceci, mon garçon. À ceci ! » Il agita le Meisterwerk avec un grognement.
Mon monde commença à se désintégrer. « Vous voulez dire… que ça ne vous plaît pas ?
— Me plaire ? Me plaire ? C’est n’importe quoi. Bon pour la poubelle. Ce n’est pas une thèse, ce sont des excréments ! C’est de la sanie, de la glaire morale, de l’ordure.
— Mais… mais… Je croyais que nous avions établi que je travaillais dans la bonne direction.
— À ma connaissance, vous travailliez dans la bonne direction, oui. C’était avant que vous vous mettiez à sniffer du sel de jazz ou à vous injecter de la beeyatch ou à vous adonner à je ne sais quoi. C’est à cause de ce film, Trainspotting, non ? Ne vous figurez pas que je n’en ai pas entendu parler. Bon Dieu, ça me rend malade ! J’en ai la nausée. Toute une génération d’ignares fauchée par la lame des drogues de danse et les poudres de récréation.
— Écoutez, je peux vous assurer que je ne prends aucune drogue. Pas même de l’herbe.
— Alors, c’est quoi ? Comment ? Hum ? » Il s’était provoqué une énorme toux saccadée. Je l’observai avec alarme tandis que, les yeux ruisselant de larmes, il agitait de façon répétitive une main vers moi pour indiquer qu’il se remettait et que c’était toujours à lui de parler. « Nous… nous discutons de votre travail », reprit-il, avec des hoquets essoufflés, « et vous donnez tous les signes d’avoir le sujet bien en main, et puis, ce… ce rebut. Ce n’est pas un argumentaire universitaire, c’est un roman, et un roman parfaitement nauséabond, qui plus est. Quoi ? Quoi !
— Vous êtes sûr de lire le bon travail ? » Je me penchai en avant, plus par espoir que par anticipation. Non, aucun doute, il empoignait bien le Meisterwerk.
« Pour qui me prenez-vous ? Évidemment que j’ai lu le bon travail ! Donc, si vous n’êtes pas accro au crack en phase finale en train d’halluciner sur des champignons comiques, alors où est le problème ? Oh… ha ! Mais bien sûr ! » Son visage s’illumina, et il m’exposa ses dents jaunes en un rictus jovial. « C’est une blague, n’est-ce pas ? Vous avez planqué la véritable thèse ailleurs ! C’est un genre de canular de la Semaine de Mai{Une période qui suit les derniers examens, que les élèves de Cambridge fêtent en se laissant aller. (N.d.T.).}. Tsk ! Franchement !
— Mais je ne comprends pas ce qui ne va pas, là-dedans, monsieur ! » faillis-je gémir avec désespoir. Mon dernier et meilleur espoir avait été que ce soit lui qui me monte un canular.
Il me dévisagea avec incrédulité pendant ce qui dut être six bonnes secondes. Six secondes. Comptez. Un laps douloureusement long en pareilles circonstances. Un-Mississipi-deux-Mississipi-trois-Mississipi-quatre-Mississipi-cinq-Mississipi-six. Je lui rendis son regard, bouche bée comme un poisson rouge, en essayant de retenir les larmes de contrariété dans mes yeux.
« Oh, bon Dieu, chuchota-t-il. Il est sérieux. Il est vraiment sérieux. »
Je le regardai en face, en pensant exactement la même chose. « Je reconnais… dis-je, je reconnais que certaines parties sont… inhabituelles, mais…
— Inhabituelles ? » Il prit une page et se mit à lire. « Un grand aigle en plein essor, qui pouvait tout, qui voyait tout, qui conquérait tout, ses yeux perçants et ses ailes puissantes, et des serres qui dégoulinaient du sang du porc ! Et vous soutenez que vous ne vous injectez pas de la résine de cannabis ? Une nouvelle contraction formidable l’envoya tournoyer plus haut que les plus hautes montagnes. L’Europe entière s’étendait sous elle. Sans poteaux de douane, ni limites ou frontières ; avec tous les animaux qui couraient librement. Vous avez procédé à des recherches tellement exhaustives que vous vous êtes procuré des informations sur les plus infimes détails de l’accouchement de cette Pölzl et des images qu’elle avait à l’esprit sur le moment ? Elle tenait un journal ? Elle dictait ses pensées au magnétophone ? Et, je note, vous prétendez que son mari a effectué la démarche très fin de vingtième siècle de suivre son accouchement ? Si tel est bien le cas, c’est fascinant ! Mais où sont les références ? Où sont les sources ?
— Non, en fait, ce sont de simples transitions. Je suis d’accord, elles ne sont pas orthodoxes, mais j’ai pensé qu’elles conféraient, vous savez, de la couleur, du drame.
— De la couleur ? Du drame ? Dans une thèse universitaire ? Courez vous réfugier dans un centre de désintoxication avant qu’il ne soit trop tard, mon petit ! » Il tourna quelques pages d’un air ahuri, ses sourcils menaçant de se catapulter directement dans l’espace. « Vous ne daignez pas davantage expliquer au lecteur abasourdi de quelle façon vous êtes tombé sur les carnets de notes du jeune Hitler, je remarque.
— C’est vrai, j’ai pris quelques libertés, je l’admets. Mais le professeur d’Adolf, Eduard Hümer, a réellement dit qu’Adolf était indiscipliné et qu’il se voyait comme un meneur.
— Oh, on dit Adolf, maintenant ? Nous voilà très intimes, non ?
— Hé bien, si l’on parle d’un petit garçon de douze ans, on ne peut pas continuer à l’appeler par son nom de famille, quand même ?
— Et la maman d’Adolf qui va chercher l’eau au puits pendant que le train fait tchou tchou en projetant d’impériales moustaches blanches ? La maman d’Adolf qui empoigne une tige de liseron ? La maman d’Adolf qui embaume la violette ? Quoi ?