— J’ai juste pensé que cela rendait le tout plus lisible, vous savez, pour quand ce sera publié…
— Publié ? » Je jure devant Dieu que j’ai cru qu’il allait exploser. « Publié ? Bon Dieu de merde, mon petit, même la collection Arlequin rougirait à cette idée.
— Je ne le leur ai pas soumis, dis-je en essayant de ne pas perdre le contrôle. Mais Seligmanns Verlag a manifesté son intérêt.
— Pour leur collection de psychopathologie, sans doute. Non, non, non, non, non, non, non, non, non, non. C’est absolument intolérable.
— Bon, je pourrais retirer ces passages », concédai-je, aux abois. « Je veux dire, ils ne représentent qu’un vingtième de l’ensemble. Au grand maximum.
— Les retirer ? Hem… » Il y réfléchit un moment.
« Je veux dire, comment est le reste ?
— Le reste ? Oh, c’est compétent, je suppose. Ennuyeux, mais compétent. Simplement, je n’arrive pas à comprendre pourquoi vous avez lâché toute cette merde incompréhensible, au départ. Même si on la retranchait, je serais incapable de lire l’ensemble du même œil. Le travail est contaminé. On peut repêcher un étron dans un réservoir d’eau, mais tous ceux qui connaissaient la présence de l’étron refuseront d’y boire, non, hein ? Hum ? Quoi ? N’est-ce pas ? Hé ? Hem ?
— Mais personne ne le saura, si ? » J’encaisse la vision démente d’un Fraser-Stuart, saisi par un excès d’intégrité et de zèle fanatique, en train de rédiger des lettres de déploration à mes deux autres examinateurs pour les tenir à l’écart de mon Meisterwerk pollué.
« Je me demande simplement si vous êtes tout à fait sûr d’être taillé pour une carrière universitaire, voyez-vous. Vous ne croyez pas que vous seriez plus heureux dans une autre ambiance ? Les médias, par exemple ? La publicité ? La presse ? La Biii Biii Si ?
— Mon ambiance se trouve ici, répondis-je avec toute la fermeté dont j’étais capable. Je le sais.
— Très bien, très bien. Alors, retournez dans vos appartements et retapez-moi tout ça, en omettant cette fois-ci toutes vos fictions et spéculations impertinentes. Il se peut qu’on parvienne à tirer quelque chose des décombres. Je suis absolument stupéfait que vous ayez pu imaginer que je transmettrais de pareilles insanités à mes collègues. » Soudain il rota et se claqua la cuisse, tanguant d’avant en arrière : « Franchement, bon sang, ils m’auraient cru fou à lier, mon garçon, hein ? »
Je me levai pour prendre congé. « Grand Dieu, dis-je en le considérant de ses cheveux dans leur résille à ses espadrilles à semelle de corde, il ne faudrait surtout pas, certes. »
Libéré de la chaleur suffocante de son appartement, je me penchai sur la rambarde du pont de Sonnet, laissant la brise éventuelle dégager la chaleur moite retenue dans les recoins intimes de mon corps et l’indignation bouillonnante qui tourbillonnait dans les recoins intimes de ma tête. Au-dessous de moi, des barques glissaient en descendant et en remontant la rivière, retentissant des éclats de rire de ces heureux salopards fraîchement libérés des salles d’examen. Bon Dieu, pensais-je. Flûte et crotte et supermerde. Quelle garce, la vie.
« Couuu-couu ! »
Sur la berge nichaient Jamie McDonell et Double Eddie, culottés de maillots de bain, réconciliés et heureux. Je leur adressai un timide salut de la main.
« Vas-y, P’tit Chiot ! Plonge, tu sais que tu en meurs d’envie !
— J’ai, euh, j’ai toujours vos CD, répondis-je. Je vous apporte tout le paquet, un de ces quatre ? »
Ils s’esclaffèrent, se tenant tous les deux par la taille. « Oh, oui ! Vas-y. Apporte-nous ton paquet ! S’il te plaît ! Le paquet, le paquet ! Apporte-nous ça ! »
Tout près, dans mon dos, une voix me fit sursauter. « Le bonheur de la jeunesse a quelque chose de très mélancolique, vous n’êtes pas d’accord ? » Leo Zuckermann, un improbable panama perché sur sa tête, regardait vers le bas en direction de Jamie et de Double Eddie qui se tortillaient sur la berge. « Si l’été arrive, dit-il, l’automne peut-il encore tarder ?
— C’est facile, pour eux, dis-je avec une satisfaction morose. Ce sont des secondes années. Pas d’examen final, pas d’examen blanc. Ils n’ont que la Semaine de Mai et le vin.
— Et bien entendu, c’est tellement à la mode d’être gay, comme ils aiment à appeler ça, de nos jours.
— Euh, oui, je suppose…
— Le triangle rose est une marque de fierté. Vous savez quoi, Michael ? Vous savez, dans les camps, il y avait un triangle mauve, également.
— Vraiment ? Pour qui ?
— Devinez ?
— Un triangle mauve ?
— Mauve. »
Je réfléchis un moment. C’était le genre de choses que j’aurais dû savoir. « Ce n’étaient pas les Tziganes ?
— Non.
— Euh… les criminels, alors ?
— Non.
— Les lesbiennes ?
— Non.
— Les Communistes ?
— Non, non.
— Fichtre. Attendez voir…
— Oui, un drôle de jeu, non ? Se placer dans l’état d’esprit d’un Nazi. Vous devez imaginer une toute nouvelle collection d’humains à haïr. Essayez encore.
— Les décorateurs d’intérieur ?
— Non.
— Les malades mentaux ?
— Non.
— Les Slaves ?
— Non.
— Les Polonais ?
— Non.
— Euh… les Musulmans ?
— Non.
— Les Cosaques ?
— Non.
— Les anarchistes ?
— Non.
— Les objecteurs de conscience ?
— Non.
— Les déserteurs ?
— Non.
— Les journalistes ?
— Non.
— Ah, bon Dieu, j’abandonne.
— Vous abandonnez ? Personne ne vous vient à l’idée ?
— Les voleurs à l’étalage ? Non, pas les criminels, vous avez dit. Euh, un groupe racial ?
— Le triangle mauve ? Non, pas un groupe racial.
— Politique.
— Pas politique.
— Alors quoi ?
— Très bien, je vous dis pour qui était le triangle mauve. Je vous le dis quand vous venez me rendre visite dans mon laboratoire. Quand viendrez-vous ?
— Oh. Hé bien. J’ai encore du travail à faire sur ma…
— Peut-être vous pouvez venir demain matin ? Ça me plairait beaucoup. Nous pourrions parler de votre thèse, aussi.
— Parce que vous l’avez lue ?
— Certainement. »
J’attendis des compliments, mais il n’ajouta rien de plus. Nous autres écrivains, nous détestons ça. Enfin, je veux dire, vous comprenez, c’était mon bébé, bon sang. Imaginez-vous étendu là, dans la chambre de la maternité, et tous vos amis qui déboulent pour inspecter le nouveau-né. « Ah, alors, le voilà ?
— Oui », hoquetez-vous, rose de fierté maternelle. Silence.
Enfin, franchement… Ce n’est pas tolérable, je ne vous demande pas une génuflexion d’émotion respectueuse, l’offrande de bols d’encens et d’amphores de myrrhe, mais un simple petit « Aaaaah ! »… quelque chose, n’importe quoi.
« D’accord », ai-je dit lorsqu’il est devenu clair qu’aucun gloussement de plaisir et d’admiration n’allait émerger, rougissant un peu à l’idée qu’il trouvait aussi mes envolées d’imagination fantasques, insupportables et gênantes. « Bon, je passe à votre labo demain matin, alors ?