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— Au premier étage. New Rutherford. On vous indiquera le chemin à partir de là.

— Les francs-maçons ? lui demandai-je.

— Je vous demande pardon ?

— Est-ce que c’étaient les francs-maçons ? Le triangle mauve.

— Pas les francs-maçons. Je vous le dis demain. Au revoir. »

Il me laissa affalé sur le pont sous le soleil ardent. Au-dessous de moi, Jamie et Double Eddie se penchèrent en avant sur la berge, tirèrent sur un fil de pêche et halèrent hors des flots une bouteille de vin blanc. Quoi qu’il puisse leur arriver, me dis-je, ils auraient la possibilité de se remémorer ce genre de journée. Dans d’humides bibliothèques provinciales en février, quand, chauves et amers, ils se démèneraient avec leur tasse d’Earl Grey ; dans des bureaux de production des informations locales, s’évertuant pour obtenir un budget ; dans des salles de classe, à se débattre dans le chaos des racailles méprisantes ; dans le Crush Bar à Covent Garden, à piapiater sur la tessiture d’une diva – où qu’ils échouent, toujours ils conserveraient le souvenir d’avoir eu dix-neuf ans, le ventre plat, une chevelure éblouissante et des bouteilles de Sancerre gardées au frais dans la rivière. Ces lieux, songeai-je avec tristesse, leur appartenaient beaucoup plus qu’à moi ; et pourtant, je resterais ici à jamais. Pour eux, ce serait toujours une île dans le temps, une oasis dans le désert de leurs ans, tandis que pour moi, cela deviendrait un lieu de travail, plein de ragots et suffocant comme n’importe quel autre.

Oh, ta gueule, Michael. Une oasis dans le désert de leurs ans ? Pfff ! Les pensées vraiment connes que j’ai, par moments. Pour ce que j’en sais, si l’on doit souffrir dans la vie, il vaut beaucoup mieux ne jamais avoir connu le moindre bonheur. Pour ce que j’en sais, la douleur torture bien plus cruellement celui dont l’enfance et la jeunesse n’ont été que confiance, amour et joie. Je veux dire, puisqu’on parle de déserts et d’oasis, il serait bien pire de se retrouver au Sahara pour un habitant de Verte-vallée dans le Vermont, que pour un Targui qui n’a jamais rien connu d’autre. Les souvenirs de verres de thé glacé jamais terminés en des temps plus heureux n’offrent aucun réconfort à l’homme assoiffé, non ? Plutôt un supplice corrosif. Mieux vaut, sans doute, avoir une enfance misérable, connaître la faim et les mauvais traitements. Ça permet de vraiment apprécier les choses. Ça force à savourer pleinement chaque goutte de bonheur quand elle tombe. Non, attendez, ça ne peut pas marcher comme ça : il y a le problème du traumatisme qui joue. Tout le monde n’arrête pas d’en parler, de nos jours. La souffrance traumatise et prive de la capacité à prendre plaisir à quoi que ce soit. Anesthésie, insensibilise, dissocie. Ce genre de truc. Jamie et Double Eddie s’amusaient, carpaient le diem, cueillaient les roses de la vie, vivaient intensément l’instant présent dans sa pulsation, pleinement sensibilisés, totalement associés. Tant mieux pour eux, quoi que l’avenir leur réserve.

Et le mien, d’avenir ? Peut-être Fraser-Stuart avait-il raison, peut-être n’étais-je pas taillé pour une carrière universitaire. Merde, je veux dire. Je savais, au plus profond de moi, je savais que j’avais déconné en lui présentant toutes ces foutaises. Bon Dieu, je le savais bien. Néanmoins, un démon en moi m’avait laissé inclure ces passages et les lui présenter. Peut-être avais-je voulu le pousser à me disqualifier.

Peut-on connaître la crise de la quarantaine à vingt-quatre ans ? Ou s’agit-il simplement de la crise habituelle de passage à l’âge adulte, un état auquel j’allais devoir m’accoutumer jusqu’à ce que je m’enfonce en gâtisant dans le néant ? Au cours de l’année écoulée, pris-je conscience, j’avais éprouvé une douleur, un suintement de plomb fondu dans mon ventre. Chaque matin en m’éveillant, en contemplant le plafond et en écoutant le léger ronflement de Jane, elle envahissait mes entrailles, une noire vague de conscience que débutait un nouveau jour de merde que j’allais devoir vivre en tant que moi. Comment savoir si c’est atypique ou courant ? Personne ne parle jamais de ça. Les Sociétés Chrétiennes toujours plus présentes à l’université vous diraient y voir le signe que vous aviez besoin de faire une place au Christ dans votre vie. Que votre douleur provenait d’un vide de l’âme. Ouais, c’est ça. Bien sûr. Le même vide que celui que remplissent les drogues, je supposais. J’avais également pensé que Jane servait à ça. Non, pas Jane, mais l’Amour, l’Amour servait à ça. En ce cas, soit je n’aimais pas Jane autant que j’aurais dû, soit une nouvelle théorie sombrait. Les appels d’un esprit créatif, alors ? Peut-être mon âme souhaitait-elle s’exprimer à travers l’Art ? Problème : ne sait pas dessiner, ne sait pas écrire, ne sait pas chanter, ne sait pas jouer la comédie. Super. Je fais quoi, moi ? Un plan à la Salieri, peut-être. La malédiction d’un feu divin suffisant pour le reconnaître chez les autres, mais insuffisant pour accomplir moi-même quoi que ce soit. Aah, la barbe…

Alors, il ne s’agissait peut-être que de crainte face à l’arrivée d’une période de transition dans ma vie. Le moment où le néant s’ouvre devant vous.

Où l’on se tient au bord des précipices, sur les seuils. Le néant est la porte qu’on a toujours voulu franchir, mais, en approchant, on ne peut se retenir de regarder derrière soi en se demandant si on va oser.

Trop conscience de moi, voilà la réponse. Toujours mon vice suprême. Je me vois sans cesse. Je suis là. Me voilà, qui marche dans la rue, que voient les autres ? Me voilà, sur le point de devenir le Docteur Young. Me voilà, avec une fille à mon bras. Me voilà, en train d’arborer une casquette – couillon ou branché ? Me voilà, des livres sous le bras, avançant avec l’assurance de l’historien branché, l’universitaire cool à deux pattes, quel type ! Donc, c’est le syndrome de Prufrock. Vais-je oser manger une pêche ? Est-ce qu’ils rient sous cape ? Ou pas. Moi, en train de m’imaginer qu’ils rient sous cape. Moi, en train de m’observer en train d’observer les autres qui m’observent. Comment se défait-on de ça ? Quel est le secret ? Le rougissement en marque le signe au dehors. Et si je m’entraînais à ne pas rougir à l’extérieur, la conscience de moi disparaîtrait peut-être aussi à l’intérieur ? Naaan.

Les éléments constitutifs et subséquents d’une crise, explique le dictionnaire, sont critiques. Ma vie se situe donc à une étape critique. Un pivot, voilà. Ma thèse forme le gond de la porte sur mon avenir. Ainsi donc, de façon délibérée mais inconsciente, je n’huile pas le gond. Je le laisse grincer bruyamment, au cas où je voudrais rebrousser chemin en toute hâte pour choisir une autre porte. On vient de m’enjoindre de revenir huiler le gond. La porte va s’ouvrir sans bruit et tout se passera bien, en douceur. Est-ce cela que je veux ?

Finalement, Jamie et Double Eddie finissent leur vin, rassemblent leurs affaires et se lèvent pour partir, saluant pour dire au revoir et s’avançant avec des pas exagérément prudents et minaudiers pour remonter la berge, comme des enfants de l’ère edwardienne enjambant des flaques dans les rochers au bord de la mer. Une larme coule du bout de mon menton et se joint à l’eau de la rivière dans son voyage vers l’océan.

Faire des vagues

Une fenêtre sur le monde

La physique est hyper branchée. Si vous voyez deux étudiants en littérature discuter, ces temps-ci, il y a des chances qu’ils parlent du chaton de Schrödinger ou du Chaos et de la Catastrophe. Il y a vingt-cinq ans, les mecs les plus branchés du campus étaient E. M. Forster et F. R. Leavis ; ensuite vinrent les Structuralistes, Stephen Heath, ses affidés et groupies avec la tournée Différence et Déconstruction ; de nos jours, les touristes américains traînent en t-shirts Niels Bohr en espérant toucher les pneus du fauteuil roulant de Stephen Hawking et être foudroyés par les secrets de l’univers.