« Newton a eu une dispute terrible avec Leibnitz.
— C’est pas vrai ?
— Aussi vrai que je me tiens devant toi.
— Il prétend qu’il lui a volé sa méthode fluxionnelle.
— Arrête, tu rigoles !
— Non. Il dit qu’il a beau appeler ça algèbre, ou ce qu’il voudra, c’est tout bonnement sa méthode fluxionnelle, affublée d’une perruque, et Isaac l’a trouvée le premier.
— C’est quoi, la méthode fluxionnelle, exactement ? Ou l’algèbre, d’ailleurs ?
— On s’en fiche. L’important, c’est qu’ils ne se parlent plus.
— Ça alors !
— Je sais… En plus, Wolfgang Pauli et Albert Einstein se sont engueulés, eux aussi.
— Pour quel motif ?
— Une histoire de neutrinos, à ce que j’ai entendu dire. Albert n’y croit pas. Wolfgang est furibard.
— Des neutrinos ?
— Un genre d’antiacide pour la digestion, je crois. Je suppose que depuis qu’il vit en Amérique, Albert préfère le Maalox.
— Bonté divine ! »
Et ainsi de suite…
La science, disent les savants, constitue la véritable histoire. Le mélange, fumant et bouillonnant sur la cuisinière du cosmos, qui a donné naissance à la planète Terre il y a x milliards d’années, voilà la véritable histoire ; ce qui s’est passé dans l’hypothalamus et le cortex de l’homo sapiens il y a x millions d’années pour nous apporter la conscience, voilà la véritable histoire. Les technoprêtres voudraient vous faire gober ça. Les salopards. Ça craint, les chiffres. Ça n’existe pas. Quatre n’existe pas. Pire encore, moins quatre n’existe pas. Je veux dire, pas étonnant que le monde ait cessé de tenir debout après Gresham et Descartes. Laisser des nombres négatifs courir le globe. Mille ans pendant lesquels on a interdit l’usure, à bon droit et – paf ! – débit, crédit, nombres négatifs et d’hypothétiques « moins cent tonnes de café ». Des actions négatives. Du capital à la captivité, de la dette à la prison pour dettes, de l’épargne à l’esclave. Ça craint, les chiffres.
Ce flot de pensées amères était né du basculement de Jane et de moi dans une nouvelle dispute. Je m’étais présenté à Newnham dans l’espoir d’une chaleureuse étreinte, après le choc de la débâcle Fraser-Stuart.
« Mais enfin, bon sang, déclara Jane. À quoi t’attendais-tu ? Tu n’étais pas sérieux en intégrant toutes ces inepties sentimentales, quand même ? Dans une thèse universitaire ? »
Blessé, j’expliquai que je les considérais comme des poèmes en prose.
« C’est ça, P’tit Chiot. Des poèmes en prose. Il va falloir que je m’essaie à la même chose dans mon prochain article. Il se cabra et se tordit au-dessus d’elle, son esprit exultant dans la liberté de l’acte. Pur ! Stérile ! Libre d’aimer sans conséquences ! Subitement, il était maître du temps et de l’espace ! On aurait dit…
— J’ai pris des blancs de poulet sans peau chez Sainsbury, interrompis-je d’une voix glacée. Je vais les débiter en petits dés. »
Je fis frire avec éloquence la viande dans l’huile d’olive bouillante pendant qu’elle ouvrait une bouteille de vin méprisante d’une façon plus horripilante que les mots ne sauraient la décrire. En soi-même, ce que nous autres écrivains aimons qualifier de casus belli.
« C’est facile, pour les savants. Il suffit de faire une addition. Oui non, vrai faux, blanc noir.
— Connerie, mon chéri.
— C’est toi qui me l’as dit. Toutes les réponses sont enfermées dans de petits paquets semés à travers tout l’univers. Il suffit de les ouvrir. Voilà le gène qui donne la musique à certains, celui qui fait de vous un saint. Là, une particule vous donne le poids de l’univers, là-bas une autre explique comment tout a commencé.
— Oui, c’est exactement ce que j’ai dit. Tout est si simple. Si seulement nous autres, les matheux sans âme, nous étions aussi intelligents que vous, les historiens sensibles, nous aurions tout réglé depuis des siècles.
— Je n’ai pas dit ça ! » J’abattis bruyamment la poêle. « Ce n’est pas ce que je voulais dire, et tu le sais. Tu ne peux pas t’empêcher de comprendre de travers, pas vrai ?
— Je vais regarder la télé. Ton verre de vin est sur la table. »
Tandis que je mélangeais la pâte de curry vert et que je rinçais le riz, les arguments montaient, s’agitaient et bouillonnaient en moi. Quelle arrogance, me disais-je, l’arrogance de ces gens-là. Je claquais les cuillères en bois et j’abattais le couvercle du wok au rythme de chaque argument victorieux que je passais en revue dans ma tête. On dirait que les savants consacrent chaque atome de volonté qu’ils possèdent à trouver délibérément les problèmes les plus insignifiants du monde pour les expliquer. L’art compte. Le bonheur compte. L’amour compte. Le bien compte. Le mal compte. Et que je te claque la porte du frigo. Voilà les seules choses qui importent et, bien entendu, ce sont précisément celles que la science s’évertue à ignorer. Encore cinq minutes pour absorber l’eau et le bouillon, je suppose. Vous autres, vous traitez l’art comme une maladie – oh putain, que c’est chaud – ou un mécanisme évolutionnaire, le plaisir comme si c’était – merde, je l’ai cassé – jamais on ne vous entend dire : « Ooh, on a découvert que ces électrons-ci sont méchants, et que ceux-là sont bons », pas vrai ? Tout est moralement neutre, dans votre univers ; pourtant, un enfant de deux ans saurait que rien n’est moralement neutre. Salopards. Enfoirés. Prétentieux de prétentiards bourrés de prétentions.
« C’est prêt !