Les laboratoires Cavendish d’origine, où Rutherford a affûté la hache qui a fendu son premier atome, se trouvent au centre de Cambridge, mais le nouveau bâtiment se situe après Churchill College, du côté du Cimetière américain et de Madingley.
Non, mon bon Rupert, plus maintenant. Plutôt une brume d’oxyde de carbone, je le crains. Pas plus que l’église n’indique trois heures moins dix. Quant à savoir s’il reste du miel pour le thé, il faudra demander à Jeffrey Archer, puisque le Vieux Presbytère lui appartient, à présent. Quelqu’un devrait peut-être écrire un nouveau Grantchester.
Dieu bénisse notre siècle. Le laboratoire principal aussi, on dirait un immeuble de bureaux ; tout en verre, en portes à battants et « Ici l’accueil ! Puis-je vous aider ? » Casquettes à visière privatisées, registres d’entrée à parapher, badges de visiteurs plastifiés, la totale.
S’il existe un mot pour décrire notre époque, ce doit être la Sécurité, ou, pour formuler cela autrement, l’Insécurité. De l’insécurité névrotique de Freud, en passant par les insécurités du Kaiser, du Führer, d’Eisenhower et de Staline, tout droit vers les terreurs des citoyens du monde moderne –
ILS RÔDENT !
Les ennemis. Ils vont fracturer votre voiture, cambrioler votre domicile, molester vos enfants, vous vouer aux feux de l’enfer, vous assassiner pour se procurer l’argent de leurs drogues, vous forcer à vous tourner vers La Mecque, infecter votre sang, mettre vos préférences sexuelles à l’index, dévaloriser votre retraite, polluer vos plages, censurer vos pensées, voler vos idées, empoisonner l’air que vous respirez, mettre vos valeurs en péril, employer un vocabulaire ordurier à la télévision, détruire votre sécurité. Tenez-les à distance ! Enfermez-les dehors ! Cachez-les à votre vue ! Enterrez-les !
La moitié de mes camarades d’école ont – en nette contradiction avec mon propre échec en ce domaine, précédemment exposé – réussi à se rebaptiser Speeder, Bozzle, Volo, Tortue, Grip et Janga, se sont percés tous les replis de chair disponibles pour les agrafer d’or, d’argent et de bronze, et ils ont pris la route. Ils défilent dans les rues principales des petites villes du sud, affublés d’un masque anti-pollution, en brandissant des bannières frappées d’un crâne et de tibias croisés ; ils luttent contre la voiture, la réforme du code pénal, les autoroutes, l’abattage des arbres, la construction de centrales d’énergie… tout. Ils veulent être ceux qu’on enferme dehors ; ils aiment qu’on les juge dangereux ; ils se délectent de leur exil.
Et ils me considèrent comme une tête de nœud.
Je suis allé rendre visite à Janga l’an dernier, à Brighton, un des endroits où elle et ses amis Voyageurs se rassemblent, et je voyais bien, oh oui, je le voyais bien, que ces âmes libres me considéraient vraiment comme une tête de nœud. Si j’étais vraiment une tête de nœud, remarquez, et une sale tête de nœud, en plus, je vous raconterais ici qu’ils ne voyaient pas la moindre objection à ce que je leur paie tournée après tournée dans les pubs, que cela ne leur posait pas le moindre problème moral de m’expédier au mini-marché à huit heures du matin leur acheter du lait, du pain et les journaux. Je dirais aussi qu’on peut être un écoguerrier hyper cool sans puer la clocharde crevée. Je pourrais ajouter que n’importe qui peut être un héros, au chômage. Mais j’ai trop de dignité pour ce genre de commentaires, et je n’en dirai donc rien.
Dans le hall, je me tiens maintenant dans un rayon de soleil et je subis de bonne grâce les moues de ceux qui filent autour de moi. D’accord, je ne porte pas de blouse de labo. Hé ben, allez-y, faites-moi flinguer ! Ah, les gens…
« Michael, Michael, Michael ! Tellement désolé de vous faire attendre. » La blouse blanche de Leo porte les taches appropriées et fait, de façon cocasse, trois tailles de moins pour ses longs bras. « Venez, venez, venez. »
Petit chiot obéissant, je le suis au long des couloirs, me dressant sur la pointe des pieds au passage pour jeter des coups d’œil sur les labos à travers les hautes vitres des murs du couloir.
Nous arrivons devant une porte. NC 1.54 (D) Professeur L. Zuckermann. Leo passe une carte : un voyant vert s’allume, un petit bip bipe, une serrure claque et la porte s’ouvre. Je m’arrête sur le seuil et marmonne d’un air malheureux, comme Michael Hordern dans Quand les aigles attaquent : « La sécurité ? Ce mot est devenu une plaisanterie, par ici. » Alarmé, Leo se retourne ; aussi, je chuchote contre le revers de ma veste, en cabotinant : « Nous sommes à l’intérieur ! Laissez-nous trente secondes avant de lancer la diversion. »
Leo pige et je suis récompensé par un gloussement pincé tandis que les néons au plafond se flagellent pour s’allumer. Je comprends que mon envie puérile de prononcer des paroles frivoles vient d’une tension de Leo, une crainte, presque, qui me met mal à l’aise. Elle va et vient avec lui, je décide. Dans son appartement, elle était là pendant qu’il me parlait de ma thèse, puis elle a disparu pour être remplacée par une jovialité bonhomme. Finalement, ce regard traqué est revenu dans ses yeux quand il a mis fin à l’entrevue en m’invitant ici, dans ces lieux.
À quoi est-ce que je m’attendais, je ne sais pas bien. Quelque chose. Je m’attendais à quelque chose. Après tout, pourquoi un homme voudrait-il faire visiter son laboratoire si ce laboratoire se résumait à un bureau ?
Un tableau blanc luisant sans aucune formule ni enfilade de caractères grecs inversés griffonnées dessus. Pas d’oscilloscopes, de générateurs Van de Graff, de longs tubes de verre palpitant d’efflorescences mauve de plasma ionisé, pas d’éviers profonds maculés d’horribles composés, pas de zone d’isolation aux parois de verre avec des bras robots pour transférer de petites pépites de substances hautement radioactives d’un récipient dans un autre, pas de poster d’Einstein en train de tirer la langue, pas de chaude voix d’ordinateur pour nous accueillir avec une personnalité programmée de façon excentrique : « Bonjour, Leo. Encore une journée de merde, hein ? » Bref, rien qu’on ne trouverait pas dans le bureau des ventes de votre concessionnaire Toyota du coin. Moins, en fait, parce que votre concessionnaire Toyota aurait au moins un calculateur de bureau, un ordinateur, une plante en pot, un agenda électronique, un fax, un gadget réducteur de tension pour cadre et un grand calendrier. Non, attendez. Il y a au moins un ordinateur, ici. Un petit portable, avec une souris qui traîne sur le côté. Il y a aussi, je le concède, des étagères de livres et de magazines, et, à la place du grand calendrier, une table périodique.