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Leo note ma déception. « Ce n’est pas un lieu pour ce que nous appelons les sciences molles, j’en ai peur. »

Je me rends à la table périodique et je l’examine avec intelligence, pour montrer un minimum d’intérêt.

« Je l’ai héritée de mon prédécesseur », précise Leo.

Bon. Ben, voilà.

Je regarde autour de moi. La remarque : « Voilà donc où tout se passe », si elle a une riche tradition, paraîtrait assez sotte, aussi me contente-je de hocher la tête avec vigueur, comme si je donnais mon approbation à l’odeur et à l’ambiance des lieux.

« Si j’ai besoin d’équipement, il y a d’autres salles où je peux retenir du temps sur les grosses machines.

— Ah. D’accord. Alors comme ça, vous êtes plutôt dans la physique théorique ?

— Y en a-t-il d’autres sortes ? » Mais dit avec amabilité, sans impatience.

Il va à son portable et l’ouvre. Je constate à présent que l’ordinateur ne ressemble à aucun portable que j’aie jamais vu et je peux déduire au tremblement de ses longs doigts que le moment est important, pour lui. L’appareil possède une partie supérieure assez conventionnelle, un écran rectangulaire. Mais le clavier attire l’œil. Une rangée de boutons carrés court dans la partie la plus haute, à l’endroit où devraient se trouver les touches de fonction, mais ils ne portent aucune attribution marquée dessus. Des nombres, des lettres et des glyphes sont inscrits à la main au crayon gras jaune sous chaque touche. Le corps principal du bloc, que devraient occuper les touches azerty et un trackpad ou une trackball, porte de petits carrés en verre noir où se reflètent les néons du plafond au-dessus.

Sous la section de paillasse où est posée cette boîte de fabrication artisanale – je suppose qu’il est permis d’employer le mot paillasse puisque, en dépit des apparences, nous sommes dans un laboratoire – il y a un placard. Leo en ouvre les portes et, enfin, je vois une machinerie décente. Deux majestueux coffres d’acier équipés de lourdes manettes d’alimentation et, tordue tout autour, une tagliatelle de câbles qui désoriente autant qu’on pourrait le souhaiter. Je note pour la première fois la présence de deux larges rubans de branchement multicolores, comme les anciens câbles Centronix d’impression parallèle, qui jaillissent de l’arrière du portable pour descendre dans ce placard.

Leo enclenche les manettes d’alimentation sur chacun des coffres. Un bourdonnement grave et satisfaisant monte quand des ventilateurs de refroidissement se mettent en route. Les plaques en verre noir sur le clavier se révèlent être un affichage à diodes, car une rangée de chiffres verts s’allume et clignote, comme sur un magnétoscope dont on n’a pas réglé l’horloge. Leo ploie ses doigts en arrière pour faire craquer les jointures tandis que ses mains survolent le clavier. Il me jette un coup d’œil rapide et appuie sur une suite de touches de fonction, d’un air vaguement coupable, comme un chaland qui ne peut s’empêcher de jouer Au clair de la lune sur un synthétiseur de grand magasin. Un par un, alignés graduellement, les huit clignotants affichent des chiffres stables et l’écran s’épanouit à la vie.

Que m’attendais-je à voir ? Une représentation animée de la naissance de l’univers, peut-être. De l’ADN en train de tourniquer. De la géométrie fractale. Des dossiers secrets des Nations Unies sur la propagation d’une nouvelle maladie atroce. Un défilé de chiffres. Des images prises par satellite espion. Teri Hatcher nue. Les dossiers du courrier électronique personnel du président Clinton. Le concept d’une nouvelle arme de destruction. Un gros plan serré sur un seigneur de la guerre cardassien annonçant l’invasion de la Terre.

Qu’ai-je vu ? J’ai vu le ciel empli de nuages. Pas des nuages météorologiques, mais des nuages colorés, comme des gaz. Et pourtant, pas des nuages gazeux. Si je les examinais de plus près, ils ressemblaient peut-être davantage à des courants aériens vus par une caméra thermique. À l’intérieur de ces volutes se mouvaient des zones de couleur plus pure, bordées de corolles irisées qui tourbillonnaient et pétillaient, parcourant le spectre dans leur mouvement. Hypnotique. Magnifique aussi, d’une beauté tout à fait radieuse. Il existait toutefois sur la plupart des PC des économiseurs d’écran qui n’étaient pas moins agréables à l’œil.

« Qu’en pensez-vous, Michael ? » Leo contemple l’écran. Les masses colorées se reflètent sur ses verres de lunettes. Sur son visage, je vois ce regard hanté, avide qui m’a déjà intrigué. Obsession. Pas de Calvin Klein, mais Obsession de Thomas Mann ou Vladimir Nabokov. Le besoin, la colère et le désespoir douloureux d’un vieux pervers coupable calcinant une jeune beauté de son regard. Ou du moins c’est ce que je pense sur le moment. Je devrais avoir l’habitude de taper à côté de la plaque, maintenant.

« C’est magnifique », dis-je en un souffle, comme si je craignais que le son de ma voix ne fasse éclater la beauté douce des coloris. Oui, éclater, car voilà à quoi ressemblent ces formes, je le comprends à présent. Elles ressemblent à des bulles de savon. Les membranes d’arcs-en-ciel huileux en lente rotation apaisent la prunelle et flottent dans les profondeurs de mon âme.

« Magnifique ? » Les yeux de Leo ne quittent jamais l’écran. Il a la main droite sur la souris, et les formes se déplacent. Tandis que la scène change, l’écran me rappelle les cinémas de mon enfance. J’étais assis dans le noir avec vingt minutes d’attente avant les publicités pour Benson & Hedges. Pour faire passer le temps, la direction de l’Odeon proposait de la musique et un spectacle lumineux de roses, de verts et d’oranges psychédéliques qui se tordaient avec fluidité sur l’écran. J’observais, avec une bouche bée où j’enfournais un par un, muet, des chocolats aux raisins secs, tandis que les couleurs évoluaient et que les bulles d’air emprisonnées dans le liquide traversaient l’écran comme des amibes saccadées.

« Oui, magnifique, je répète. Vous ne trouvez pas ?

— Qu’imaginez-vous être en train de voir ?

— Je ne sais pas bien. » Ma voix ne monte pas au-dessus d’un chuchotement révérencieux. « Un genre de gaz ? »

Leo me regarde alors pour la première fois. « Du gaz ? » Il affiche un sourire sans joie. « Du gaz, il dit ! » Secouant la tête, il se tourne de nouveau vers l’écran.

« Alors quoi ?

— Et pourtant, ça pourrait être du gaz » fait-il, plus pour lui-même qu’à mon intention. « Quelle horrible plaisanterie. Oui, ça pourrait être du gaz. » Je remarque qu’il se mâchonne la lèvre inférieure avec une rapidité insistante de rongeur. Il a entamé la peau et du sang coule, mais il ne paraît pas s’en apercevoir. « Je vous dis ce que vous voyez, Michael. Vous n’allez pas me croire, mais je vous le dis quand même.

— Oui ? »

Il pointe un doigt vers l’écran et déclare : « Voyez ! Anus mundi ! Das Arschloch der Welt ! » Ma perplexité et mon mouvement de recul l’amusent, et il hoche la tête avec énergie. « Vous regardez, dit-il en pointant du menton vers l’écran, Auschwitz. »

Mes yeux vont de Leo à l’écran et reviennent. « Pardon ?

— Auschwitz. Vous avez dû en entendre parler. Un lieu en Pologne. Très célèbre. Le trou du cul du monde.