« Alors, tu n’as jamais fumé ?
— Une fois, répondit Adi. À l’occasion. En société. »
Ignaz croisa le regard d’Ernst et souleva un sourcil. Difficile d’imaginer Adi dans une autre société que la file pour le mess ou les douches communes. Ernst, comme d’habitude, n’ajouta pas un mot ni un geste à cette offre d’une plaisanterie partagée.
Tout ce qu’il me fallait autour de moi, songea Ignaz : un puritain et une bûche dénuée d’humour.
Comme en réponse à un signal, un sifflement bas jaillit du côté ouest de la tranchée et Gloder leur tomba dessus. À dix-neuf ans, Rudi Gloder semblait plus rempli de vie et plus riche d’années qu’Adi et Ernst, qui avaient déjà traversé la moitié de leur vingtaine. Gai, beau et blond, Rudi, avec ses pétillants yeux bleus et son humour généreux, avait charmé et enchanté tous les hommes de la compagnie. Il avait déjà obtenu le grade de Gefreiter, et personne ne lui en voulait de cette promotion. Ceux qui avaient entendu parler de lui, de ses prouesses avec un fusil, de sa façon de composer des chansons, de son souci d’autrui, décidaient souvent de le prendre en grippe. « Mélomane, athlétique, intelligent, drôle, brave, modeste et invraisemblablement séduisant, tu dis ? Je le déteste déjà. » À l’instant où ils le rencontraient, bien entendu, ils succombaient volontiers à son charme, comme tous les autres.
« Je passe parmi vous », annonça Rudi en s’accroupissant devant Adi, Ignaz et Ernst, « avec du café aux figues. Ne demandez pas comment ce miracle s’est produit, contentez-vous de profiter. »
Ignaz prit la gourde tendue avec plaisir. La riche liqueur sucrée coula dans sa gorge et, toute dépourvue d’alcool qu’elle fût, lui grisa les sens comme un cognac. Il abaissa la gourde et regarda Rudi dans ses yeux qui dansaient.
« Rien n’est trop bon pour mes hommes, déclara Rudi en une parfaite imitation de Von List. Et pour vous, cher monsieur ? »
Gloder prit la gourde des mains d’Ignaz et la tendit à Adi. Une seconde, leurs regards se croisèrent. Le bleu sombre de chaton de celui de Rudi, le cobalt pâle et fulgurant de celui d’Adi.
« Merci », dit Adi. Ce merci qui signifie non. Rudi haussa les épaules et passa le café à Ernst.
« Adi ne boit pas, ne fume pas, ne jure pas, ne va pas avec les femmes, dit Ignaz. Il y a une rumeur qui court : il ne chie pas. »
Rudi posa une main sur l’épaule d’Adi. « Mais je parie qu’il se bat. Tu te bats, pas vrai, Adi, mon ami ? »
Les yeux d’Adi s’éclairèrent à ce mot. Kamerad. Il hocha la tête avec énergie et tira sur sa grosse moustache. « Certainement, je me bats, dit-il. Les Tommies vont entendre parler de moi. »
Rudi garda encore un instant la main sur l’épaule d’Adi, avant de la lâcher.
« Je dois continuer, expliqua-t-il. Mais il m’est venu une idée. » Il indiqua sa tête du doigt. « Nos calots.
— Quoi, nos calots ? » s’enquit Ernst, parlant pour la première fois ce matin.
« Ça ne te frappe pas ? répondit Rudi, surpris. Bah, peut-être que c’est moi, alors. »
Après son départ, ils attendirent encore une demi-heure.
À sept heures, Stower lança un coup de sifflet et l’avance commença. Trop bruyante, trop précipitée, trop chaotique pour laisser place à la peur et à l’hésitation. Un désordre de cris, de jurons et d’escalade, et ils avancèrent en trébuchant vers les lignes britanniques.
Les mitraillettes des Tommies ouvrirent immédiatement le feu. On ne sait comment, dans les premiers instants, Ernst et Adi s’étaient débrouillés pour perdre Ignaz de vue. Ils continuèrent à progresser tous les deux en direction de ce qu’ils savaient être l’origine des tirs, le cœur des tranchées britanniques.
« Stower est mort ! » cria quelqu’un en avant d’eux.
Soudain, derrière eux, à gauche et à droite, de nouveaux coups de feu claquèrent et des hommes tombèrent de chaque côté, frappés dans le dos.
« Schmidt ! Suis-moi », cria Adi.
Ernst Schmidt avait perdu ses repères. Tous ses repères. Ils attaquaient, ils étaient censés attaquer. Une attaque en avant. Contre les Britanniques. Étaient-ils tombés dans un piège ? Les avait-on subitement encerclés ? Ou avaient-ils, dans ce brouillard, décrit un demi-tour, si bien que les Britanniques se retrouvaient à présent dans leur dos ? Ernst s’écroula sous une haie à côté d’Adi et tous deux s’enfoncèrent dans le maigre couvert en ahanant farouchement.
« Qu’est-ce qu’il se passe ? demanda Ernst.
— Silence ! » ordonna Adi.
Ils restèrent couchés là pendant ce qui aurait pu être, pour l’esprit confus d’Ernst, des secondes, des minutes ou des heures, jusqu’à ce que, soudain, confirmant cette irréalité et lui coupant complètement le souffle, un homme s’écroule sur eux en criant. Son poids sur le visage d’Ernst lui écrasa et lui cassa les lunettes. Il hurla contre le ventre de l’homme, sous la douleur de boutons et de piquants de bronze qui lui entamaient la chair du nez et des joues.
Je vais finir suffoqué sous un mourant, songea-t-il. « Frau Schmidt, nous avons le regret de vous faire part de la mort de votre fils, étouffé par un cadavre. Il est mort comme il avait vécu, dans une confusion totale. »
Alors, c’est ça, la guerre, des morts qui tuent des morts.
Ernst eut le temps de penser tout cela. Le temps de ricaner de la futilité de tout cela. Le temps d’imaginer sa mère et son père en train de lire le télégramme, à Munich. Le temps d’envier son frère qui avait choisi la Marine. Le temps d’éprouver de la colère envers l’état-major qui n’était pas venu à leur secours. Ils devaient bien savoir que cela arriverait. La guerre ne sera jamais gagnée à Noël, annoncerait Ernst avec gravité à ses officiers, si on laisse se produire ce genre de choses.
L’instant d’après, il avalait l’air à grandes gorgées, tirait sur son col et cherchait à tâtons les ruines de ses lunettes.
L’homme au-dessus de lui n’était pas mort. C’était un officier d’un régiment de Saxe, et bien vivant. Il avait roulé sur lui-même et tenait Adi et Ernst en joue avec son Luger. Il les dévisagea, puis ouvrit la bouche, stupéfait, en abaissant son pistolet.
« Bon Dieu ! s’exclama-t-il. Vous êtes allemands !
— Seizième d’infanterie de réserve bavarois, mon lieutenant, répondit Adi.
— Le régiment de List ? Merde, je vous avais pris pour des Britanniques ! »
En réponse, Adi arracha le calot de sa tête et le jeta loin de lui. Puis il saisit celui d’Ernst et lui fit subir le même sort. « Rudi avait raison, dit-il.
— Rudi ? s’enquit l’officier.
— Un Gefreiter de notre peloton, mon lieutenant. Ce sont nos calots. Ils sont pratiquement identiques à ceux des Tommies. »
L’officier les fixa un instant, puis éclata de rire. « Putain de diable ! Bienvenue dans l’Armée impériale de sa Majesté, les gars ! »
Adi et Ernst restèrent bouche bée tandis que l’officier, un homme de presque quarante ans, un engagé, supposèrent-ils à ses manières et son langage rudes, se claquait les cuisses en hurlant de rire.
Adi le secoua par l’épaule. « Mon lieutenant, mon lieutenant ! Qu’y a-t-il ? Que se passe-t-il ? Nous sommes cernés ?
— Ah, ça oui, vous êtes cernés ! Les Tommies face à vous. Des Saxons à gauche et des Wurtembergeois à droite ! Bon Dieu, en vous voyant devant nous, on a cru à une contre-attaque britannique. Nous vous tirons dessus comme des brutes depuis dix minutes. »
Adi et Ernst se regardèrent avec horreur. Ernst vit des larmes commencer à perler dans les yeux de porcelaine d’Adi.