MICHAEL se tasse de nouveau sur son siège, contrarié. Il s’ennuie. Il jette un coup d’œil à LEO qui lève les sourcils. D’un regard, MICHAEL lui pose en retour une question.
LEO lui adresse un clin d’œil. MICHAEL sourit quand LEO se lève de table et prend congé des personnes assises à ses côtés, se massant les tempes comme s’il souffrait d’une atroce migraine.
MICHAEL attend qu’il s’en aille, puis se comporte à l’identique : se lève, porte la main à ses tempes et adresse un sourire contrit de petit garçon.
JANE le gifle avec vigueur.
Des cuillères à soupe sont lâchées, des yeux s’écarquillent. MICHAEL quitte la salle.
SCÈNE 12 :
SALLE DES SATELLITES DE COMMUNICATION – INT. NUIT
LEO, veston retiré, nœud papillon défait, sourit à MICHAEL, débarrassé lui aussi de sa veste, se frictionnant la joue d’un air amer.
LEO se tourne vers TIM, se frotte les mains et enclenche quelques manettes.
FONDU SUR SCÈNE 13 :
SALLE DES SATELLITES DE COMMUNICATION – INT. NUIT
GROS PLAN sur MICHAEL qui se réveille en sursaut. LEO, au-dessus de lui, le regarde en le secouant par l’épaule.
MICHAEL
Quelle heure est-il ?
LEO
Six heures. Nous devrions déjà être partis.
MICHAEL se redresse sur son séant. Il était étendu sur une paillasse, sa veste de soirée roulée en oreiller sous sa nuque. Il saute à terre.
LEO
Ah, jeunesse ! Il me faudrait dix minutes pour me redresser après avoir dormi dans cette position. Venez. Petit-déjeuner.
SCÈNE 14 :
KING’S PARADE – EXT. MATIN
Nous descendons par un plan à la grue depuis King’s College, dépassons la chapelle et la loge du portier jusqu’à l’extérieur du Copper Kettle, un salon de thé. Par la fenêtre, nous voyons les profils de MICHAEL et de LEO, assis à une table. Nous entendons leur dialogue, en voix off.
MICHAEL
(voix off)
Hé bien ?
LEO
(voix off)
Je préfère mes œufs un peu moins coulants.
MICHAEL
(voix off)
Vous savez très bien de quoi je parle. Est-ce que nous approchons ?
SCÈNE 15 :
LE COPPER KETTLE – INT. MATIN
LEO boit une petite gorgée de chocolat chaud. Par-dessus la tasse, il regarde MICHAEL avec gravité.
MICHAEL
(qui continue)
Une semaine ? Dix jours ? Quoi ?
LEO
Encore quelques tests.
MICHAEL
Quel genre de tests ?
LEO
C’est difficile. Comme pour les anneaux qui ouvrent les cannettes de soda.
MICHAEL
Euh, quoi ?
LEO
La seule façon de tester un de ces anneaux, c’est de le tirer. Mais quand on l’a tiré, il est détruit. Vous voyez le problème ? C’est la même chose avec un parachute plié. Ou une barrière d’arrêt. Impossible à tester.
MICHAEL
Qu’est-ce que vous me dites ?
LEO
Je vous dis que je peux vérifier mes calculs autant que je veux. Je peux vérifier la programmation autant que je veux. Au bout du compte, le seul test véritable reste la pratique.
MICHAEL
(se penchant en avant, dans un chuchotement pressant)
QUAND ?
LEO
La semaine prochaine, je pense. Jeudi. Mais, Michael…
LEO touche la manche de MICHAEL.
LEO
(qui continue)
Vous devez bien comprendre ce que nous essayons de faire, ici.
MICHAEL
Je comprends.
LEO
Je ne crois pas, non. Rien ne sera plus jamais pareil. Rien.
MICHAEL
Mais c’est le but !
(enthousiaste)
Tout ira mieux. Nous allons créer un monde meilleur.
LEO hoche la tête et pique sa fourchette dans un œuf. Le jaune gicle dans toute l’assiette.
LEO
Peut-être.
SCÈNE 16 :
NEWNHAM – INT. MATIN
MICHAEL regagne sa maison à bicyclette. Il croise la LIVREUSE DE JOURNAUX, qui garde ses distances, faisant un écart spectaculaire pour l’éviter. MICHAEL sourit tout seul. Il entre chez lui et referme la porte derrière lui.
SCÈNE 17 :
MAISON DE MICHAEL – INT. MATIN
MICHAEL pousse le vélo en silence dans l’entrée et se dirige sur la pointe des pieds vers la chambre.
Le lit est vide. MICHAEL reste immobile, le regard fixe. Il se dirige vers un placard et l’ouvre. Vide.
Il va dans le bureau. Le bureau de JANE a été nettoyé. Il y a une pile de cartons. Il fixe les étiquettes.
MERCI DE NE PAS TOUCHER ; JE PASSERAI LES PRENDRE.
MICHAEL se précipite dans la cuisine. Sur la table, appuyé à une théière, se trouve un BILLET. Nous approchons du billet rapidement. On y lit, tracé d’une écriture féminine énergique :
CETTE FOIS, C’EST POUR DE BON.
FONDU AU NOIR.
Faire des progrès
Leo capture un pion
Je suis resté assis là un moment, à la table de la cuisine, avec un sérieux ras-le-bol.
J’abandonne le format du scénario hollywoodien pour revenir à une prose toute simple, terne et vieillotte, parce que voilà comment je me sentais. On se sent toujours ainsi, au bout du compte.
Je l’ai déjà dit et je le répète : il n’y a plus de livres, plus de théâtre, plus de poèmes : ne restent que les films. La musique, ça va encore, parce que la musique sert d’accompagnement. Il y a dix ou quinze ans, tous les étudiants aux Beaux-arts voulaient être romanciers ou dramaturges. Vous m’étonneriez en en découvrant un seul, de nos jours, qui ambitionne un tel cul-de-sac. Tous veulent tourner des films. Tous, faire des films. Pas écrire des films. On n’écrit pas des films. On fait des films. Mais il est difficile de rester au niveau des films.
Quand vous marchez dans la rue, vous êtes dans un film ; quand vous vous disputez, vous êtes dans un film ; quand vous faites l’amour, vous êtes dans un film. Quand vous faites des ricochets sur l’eau avec un galet, achetez un journal, garez votre voiture, attendez dans la file chez McDonald, vous tenez sur un toit pour regarder en bas, rencontrez un ami, faites une plaisanterie dans un pub, vous réveillez en sursaut au milieu de la nuit ou vous endormez ivre mort, vous êtes dans un film.
Mais quand vous êtes seul, totalement seul, sans accessoires ni acteur secondaire, alors vous vous retrouvez dans les chutes, en salle de montage. Ou, pire encore, vous êtes dans un roman ; vous êtes sur scène, coincé dans un monologue ; vous êtes prisonnier d’un poème. Vous êtes en PLAN DE COUPE.
Les films, c’est l’action. Dans les films, il se passe des choses. Vous êtes ce que vous faites. Le contenu de votre tête ne signifie rien tant que vous n’agissez pas. Geste, expression, action. On ne pense pas. On agit. On réagit. À des choses. Des événements. On provoque les événements. On crée son histoire et son avenir. On coupe les fils et on désamorce la bombe, on étend le méchant pour le compte, on sauve la communauté, on jette son insigne dans la poussière et on s’en va, on referme les bras autour de la fille et on disparaît en un lent fondu au noir. On n’a jamais le temps de penser. Vos yeux peuvent aller du monstre extraterrestre aux câbles à haute tension qui crépitent tandis qu’un plan vous vient en tête, mais vous n’êtes jamais obligé de penser.