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« Elle vous écrira, dit-il. Vous pouvez le parier. »

Il se concentrait sur ses échecs à distance, se tirant la barbe et fronçant les sourcils devant la position présentée sur la table devant lui. Juste deux rois et deux tours, et un duo de pions.

« Toujours la même partie ? lui ai-je demandé en tripotant les crins qui s’échappaient du bras de mon fauteuil.

— On arrive à un moment de crise. Fin de partie. La musique de chambre des échecs, on appelle ça. Entre mes mains, plutôt le pot de chambre des échecs. Je trouve que c’est si difficile de faire les bons mouvements. »

Tenez-vous-en à la physique, me dis-je en privé, considérant d’un œil hostile son gloussement satisfait, et laissez l’humour à d’autres.

« Qui est le type contre qui vous jouez ? demandai-je.

— Kathleen Evans, elle s’appelle.

— Elle est physicienne, aussi ?

— Bien sûr. Sans son travail je n’aurais jamais pu construire Tim.

— Elle connaît l’existence de Tim ?

— Non. Mais je pense que peut-être elle travaille sur quelque chose de semblable avec ses collègues de Princeton.

— De Princeton ?

— L’Institut d’études avancées. Sans lien avec l’Université.

— Quand même. Tout de même. Princeton. Je ne peux pas sacquer cet endroit.

— Einstein est allé à Princeton. Beaucoup d’autres réfugiés, aussi.

— Jane n’est pas une réfugiée, répliquai-je avec froideur. Elle a déserté.

— Vous savez que Hitler a commis là une grosse erreur, dit Leo en m’ignorant. L’Université de Berlin et l’Institut de Gottingen abritaient la plupart des hommes qui ont inventé la physique moderne, et un grand nombre d’entre eux se sont enfuis en Amérique. L’Allemagne aurait pu avoir une bombe atomique en 1939. Peut-être plus tôt. »

Je me remis debout avec impatience et j’inspectai de nouveau les livres. « Qu’est-ce qui attire tant les Juifs, en science, d’ailleurs ? demandai-je.

— Les Asiatiques représentent une moitié des savants ici aujourd’hui. Indiens, pakistanais, chinois, coréens. Le fait d’être un étranger. Pas de racines culturelles, pas de place dans la société. Les chiffres sont universels.

— La nana de Princeton avec laquelle vous jouez aux échecs, cette Kathleen Evans. Elle n’a pas l’air étrangère, d’après son nom.

— Elle est britannique et donc, en Amérique, oui, c’est une étrangère.

— Encore une qui a déserté. »

Leo n’accorda pas à la remarque la dignité d’une réponse.

« Enfin, bref, dis-je. Vous devriez au moins arriver à l’écraser aux échecs.

— Comment ça ?

— Vous les Juifs, vous excellez aux échecs. Tout le monde sait ça. Fischer, Kasparov, ces gens-là.

— Vous, les Juifs ? » Leo leva les yeux de l’échiquier, surpris.

« Vous savez ce que je veux dire. Vous, les gens de religion juive, si vous préférez.

— Ah, dit-il tout bas. Vous n’avez pas compris, non. C’est de ma faute, bien sûr. » Il se leva de son fauteuil et vint vers moi, devant la bibliothèque, et plaça une main sur mon épaule. « Michael, dit-il. Je ne suis pas juif. Pas du tout. »

Je le dévisageai. « Mais, vous avez dit…

— Je n’ai jamais dit que j’étais juif, Michael. Quand ai-je un jour prétendu être juif ?

— Votre père, Auschwitz ! Vous avez dit…

— Je sais ce que j’ai dit, Michael. Certes, mon père se trouvait à Auschwitz. Il était dans les SS. C’est avec cela que je dois vivre. »

Faire de la fumée

Le Français et le casque du Colonel 1

« Tu es invivable, Adi », s’esclaffa Hans Mend, haussant les épaules avec une bonne grâce exagérée pour concéder l’argument. « Désormais, tout ce que tu pourras dire fera autorité. Le noir est blanc. Le soleil se lève le soir. Les pommes poussent sur les poteaux télégraphiques. Le Danemark est la capitale de la Grèce. Je promets de ne plus jamais te contredire.

— La vérité n’est jamais la bienvenue », déclara Adi avec superbe, en rangeant le livre et en sautant pour revenir au pas, tandis qu’ils avançaient ensemble sur les caillebotis.

Chaque fois qu’on discute avec lui, songea Hans, il dégaine son maudit Schopenhauer. Die Welt als Wille und Vorstellung. Le Monde comme volonté et représentation. Ça contenait toutes les réponses, apparemment. Et par-dessus tout, ça contenait le mot préféré d’Adi, Weltanschauung.

« Le fait demeure, dit Adi, que je lisais les prospectus de propagande que les Britanniques utilisent pour leurs propres hommes.

— Mais tu ne parles pas anglais ! »

Mal à l’aise, Adi se tortilla. Il n’aimait guère s’entendre rappeler qu’il y avait quelque chose qu’il ne savait pas faire. « Rudi m’a traduit, grommela-t-il.

— Ah, bien sûr ! » Rudolf Gloder parlait un anglais absolument irréprochable, comme tout ce qui le concernait.

« Ce que je voulais dire, c’est que les Britanniques dans leurs prospectus nous présentent, nous les Allemands, comme des barbares, des Huns. »

Nous les Allemands. Si Weltanschauung constituait le mot préféré d’Adi, voilà quelle était sa tournure favorite. « Nous les Allemands, pensons… » « Nous les Allemands, n’accepterons pas… » Alors qu’Adi était un Wienerschnitzel. Mais eux les Autrichiens, ils sont comme ça, songea Hans.

« Évidemment qu’ils disent ça, répondit-il. C’est de la propagande. Tu t’attendais à quoi ? Des compliments à profusion ?

— Le problème n’est pas là. Ils mentent, naturellement, mais leurs mensonges sont psychologiquement solides. Ils préparent le soldat britannique aux horreurs de la guerre, ils le préservent de la déception. Il arrive au Front et découvre un ennemi brutal, en effet, une guerre infernale, c’est certain. Ses chefs disaient vrai. La guerre va exiger une dure lutte. Et donc, notre Tommy s’enterre avec une résolution accrue. Et que raconte notre propre propagande au gamin allemand plein d’espoir que nous avons enrôlé ? Que les Britanniques sont des lâches et qu’on peut les écraser facilement. Que les Français manquent de discipline et sont toujours au bord de la mutinerie. Que Foch, Pétain et Haig sont des imbéciles. Des mensonges, mais sans aucune valeur psychologique. En arrivant sur le front, nos hommes se rendent vite compte que les Français ont en réalité une dangereuse discipline, que les Tommies sont loin d’être des pleutres. Conclusion : Ludendorff ment, l’état-major n’abrite que des crapules et des escrocs. Ils commencent à douter de la grande phrase sur les affiches à Berlin : Der Sieg wird unser sein. La pensée qu’il puisse s’agir là aussi d’un mensonge se développe dans leur tête. Peut-être, se disent-ils, que la victoire ne nous reviendra pas. Résultat : la volonté est sapée, le moral baisse. Défaitisme.

— Ça se peut, répondit Hans, sceptique. Mais toi, tu crois en une victoire assurée.

— Justement ! Tout est question de foi ! » Adi se martela la main du poing, les yeux brillant d’excitation. « La volonté crée la victoire ! Le défaitisme est une prophétie qui œuvre à son propre accomplissement. On ne suscite pas la volonté de gagner en racontant de piteux mensonges facilement mis à nu. Nous gagnerons si nous voulons la victoire. Il n’y a rien que nous les Allemands ne puissions accomplir, pour peu que nous le croyions. Pas plus qu’il n’y a de limites aux profondeurs où nous pouvons sombrer quand nous perdons notre foi. Il ne doit pas y avoir de place pour le doute. Un solide rempart de conviction, voilà de quoi nous avons besoin, assez fort pour défendre notre Allemagne contre l’ennemi extérieur et les lâches incursions des pacifistes et des planqués à l’intérieur. L’unité, rien que l’unité. Si notre propre camp ne croit pas à sa propagande, quel espoir avons-nous que l’ennemi y croie ?