— Et c’est pour ça que tu as cassé la gueule au caporal ? »
Quelques jours plus tôt, Adi avait étonné tout le monde en déclenchant une rixe contre un solide maréchal des logis originaire de Nuremberg. « La guerre est une arnaque d’un bout à l’autre, avait déclaré l’homme. Ce n’est pas notre guerre, c’est celle des Hohenzollern. Une guerre d’aristocrates et de capitalistes.
— De quel droit oses-tu parler ainsi devant les hommes ? avait hurlé Adi en se précipitant sur lui. Menteur ! Traître ! Bolchevique ! »
Caporal lui-même, Adi n’avait pourtant aucun respect pour le grade en soi. On lui avait offert une promotion des années plus tôt, mais rien n’avait été prévu pour promouvoir un coursier de régiment au-dessus du grade de Gefreiter, et Gefreiter il était donc resté.
Ce maréchal des logis, cet Obergefreiter, avait flanqué son poing de gorille dans le visage d’Adi, encore et encore, mais sans résultat. Manque de volonté, peut-être. Une Weltanschauung inadéquate. Finalement, il s’était effondré dans la boue, saignant du nez et de la bouche, tandis qu’Adi se dressait au-dessus de lui, les flancs soulevés de ahanements, les lèvres couvertes d’une écume de postillons.
L’incident avait nui à sa popularité parmi les hommes les plus récemment arrivés, en dépit de la Croix de Fer de seconde classe d’Adi et de sa réputation de récupérateur de première classe en matière de nourriture et d’équipement. Les anciens, Ignaz Westenkirchner, Ernst Schmidt, Rudi Gloder, Hans lui-même, éprouvaient toujours une grande affection pour l’Autrichien au caractère de cochon. Mais le bonhomme était un compagnon exaspérant, aucun doute là-dessus. On aurait une vie plus confortable sans lui. Plus confortable, mais peut-être plus dangereuse, car il ne connaissait pas la peur.
Ils approchaient à présent de la principale tranchée de communication, surnommée le Kurfürstendamm d’après la principale artère commerçante de Berlin. Adi ralentit.
« Je me souviens de la première fois qu’on m’a épouillé », déclara-t-il, à propos de rien.
« En octobre, il y a quatre ans », lança promptement Hans. Il leva les yeux au-delà du Ku’damm et des tranchées avancées, par-delà le no man’s land en direction d’Ypres. « Il y a quatre ans, et quatre kilomètres. Nous avons décrit un tour complet, Adi. Un kilomètre par an. Bel exploit. Belle guerre. » Il leva une main en défense devant son visage, précipitamment. « C’est pas du bolchévisme, je te jure ! Une simple remarque idiote. »
À sa surprise, Adi sourit avec un amusement réel. « Ne t’en fais pas, je ne frappe jamais mes amis. » Kameraden. Encore un de ses mots favoris.
« Loué soit le Seigneur. J’y tiens, à ce visage.
— Je ne vois pas pourquoi. »
Bonté divine, songea Hans. C’était presque une boutade.
« Non, en fait, ce n’était pas la première fois, enchaîna Adi. La première fois que j’ai été épouillé, ça se passait à Vienne, il y a presque dix ans de ça. Ils appelaient ça un Obdachlosenheim{Refuge pour sans-logis (N.d.T.).}, mais en fait c’était une prison, ignoble, humiliante. J’avais épuisé l’argent de la pension envoyée par ma famille, personne n’achetait mes toiles. Je n’ai pas eu d’autre choix que de me placer à la merci de l’État. »
Hans frémit légèrement. Adi ne parlait quasiment jamais de chez lui ou de son passé. Lorsqu’il le faisait, une incohérence ou l’emploi exagéré d’un langage mélodramatique conduisait souvent les gens à le prendre pour un affabulateur ou un menteur. Me placer à la merci de l’État, tu parles. M’inscrire dans un foyer, voilà ce qu’il voulait dire. Sacré Adi.
« Ça a dû être affreux, pour toi. »
Adi balaya cette commisération d’un haussement d’épaules. « Je ne me suis pas plaint. Ni à l’époque, ni maintenant. Mais je te le dis, Hans. Plus jamais. Plus jamais.
— Plus jamais ? Plus jamais ? » Une voix enjouée derrière eux. « Ça ne ressemble pas à notre cher Adolf.
Rudi Gloder arriva dans leur dos et leur assena une claque sur l’épaule à chacun.
« Herr Hauptmann ! » Adi et Hans se raidirent en un salut. La succession régulière des promotions de Gloder sur le champ de bataille, de Gefreiter à Obergefreiter, Stabsgefreiter, puis Unteroffizier, et maintenant Hauptmann, avait été rapide et inévitable. Qu’il ait franchi le Grand Fossé pour devenir Leutnant, Oberleutnant et maintenant Hauptmann, n’avait surpris que ceux qui n’avaient jamais combattu ni vécu à ses côtés. Certains hommes sont nés pour s’élever.
« Arrêtez avec ça, dit Rudi, embarrassé. Ne saluez que lorsque d’autres officiers peuvent nous voir. Alors, dites-moi, c’est quoi, ces histoires de plus jamais ?
— Rien, mon capitaine, répondit Adi. Hans et moi, nous discutions des Français et du casque du Colonel. »
L’aisance de ce mensonge stupéfia Hans. Si rapidement, avec tant de naturel. Qu’Adi ne tienne à parler à personne de son passé peu reluisant à Vienne, rien de plus normal. Qu’il fasse preuve de réticence devant Gloder, en particulier, cela aussi, on devait s’y attendre. Adi résistait plus que les autres aux charmes de Rudi. Hugo Gutmann, leur ancien adjudant, lui, avait activement haï Gloder, mais après tout, Gutmann était juif, et Rudi n’avait jamais eu peur de manifester son mépris à son encontre, en fait il l’avait traité un jour en face d’aufgeblasene Puffmutter. Adi n’éprouvait aucune affection pour Gutmann non plus, bien que ce dernier ait mis tant d’énergie à faire aboutir sa recommandation pour la Croix de Fer. Une loyauté envers Gutmann n’avait donc rien à voir avec le fait qu’Adi était moins sensible que d’autres à la radieuse personnalité de Rudi. Toutefois, immunisé ou pas, il était étrange de mentir si facilement et négligemment à un Kamerad… Étrange et un peu troublant.
« Les Français et le casque du Colonel ? demanda Rudi. On dirait le titre d’une comédie de bas étage.
— Vous n’en avez pas entendu parler ? » Adi paraissait surpris. « Un des hommes qui surveillait les tranchées ennemies ce matin a vu le Pickelhaube du colonel Baligand, son plus beau casque impérial à queue de homard, qu’on agitait triomphalement de long en large au bout d’un fusil. Ils ont dû s’en emparer durant l’attaque contre l’abri de Fleck, la nuit dernière.
— Salopards de Français, fit Rudi. Des ordures et des violeurs de petites filles.
— J’en parlais avec Mend, ici, mon capitaine. Nous devons le récupérer.
— Mais certainement, nous devons le récupérer ! La fierté du régiment est en jeu. Nous devons le reprendre et revenir avec un trophée à nous. Ces gamins du Sixième ont de la pisse dans les veines. Il faut leur montrer comment se battent les hommes, les vrais. »
Se retrouver encombrés du Sixième régiment d’infanterie de Franconie, une excroissance non désirée, suite à leur décimation au bout de quatre ans de combats, avait suscité une certaine rancœur parmi les soldats d’origine du régiment de List. Dans l’esprit des vétérans bavarois, ces nouveaux venus étaient des lavettes malingres et hésitantes qui avaient grand besoin d’un surcroit de discipline et de courage.