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« J’ai sollicité la permission du Commandant pour effectuer seul un raid ce soir, déclara Adi. Ça se passe dans le secteur K, au nord de la nouvelle batterie française qui se trouve là-bas. Je connais l’endroit par cœur. Après tout, c’étaient nos tranchées il n’y a pas si longtemps. J’y apportais régulièrement des messages. Mais le commandant a dit… » Ici, Adi se livra à une imitation respectable de l’adjudant actuel du régiment (le Juif Gutmann avait été tué en conduisant un assaut, plus tôt, cette année-là) « …Il a dit qu’il ne pouvait pas sacrifier un homme dans un aventurisme aussi téméraire, si bien que je ne sais pas trop ce qu’on pourrait faire, à présent. » Il jeta à Gloder un coup d’œil d’expectative, et Hans aurait pu jurer que la voix d’Adi contenait une nuance de défi.

« Le commandant Eckert est franconien, bien sûr, déclara Gloder. Hum… Ça mérite réflexion. »

Hans regardait attentivement Adi. Les yeux bleu pâle scrutaient le visage de Rudi avec une attente exaltée. Hans n’y comprenait rien. Espérait-il une nouvelle permission de partir en raid ? Il devait savoir qu’un Hauptmann ne pouvait pas aller contre les ordres d’un commandant. D’ailleurs, Hans n’arrivait pas à comprendre quand Adi avait demandé à Eckert d’approuver une telle action. Ils avaient pratiquement passé toute la journée ensemble.

Peut-être lorsque Hans s’était rendu aux latrines, pour sa corvée du matin. Très bizarre.

« Si je tentais le coup, demanda Adi sur un ton songeur, crois-tu qu’Eckert fermerait les yeux sur mon insubordination ? J’aimerais vraiment

— Tu ne peux pas désobéir à un ordre direct, déclara Rudi. Laisse faire papa. Je vais trouver une solution. »

Mend goûtait à son premier quart d’un simili café immonde, le lendemain matin, quand Ernst Schmidt s’approcha dans un état d’agitation peu caractéristique.

« Hans ? Tu as entendu ? Oh, mon Dieu, c’est vraiment trop affreux.

— Entendu quoi ? Je me lève tout juste, bordel.

— Alors, regarde. Jette un coup d’œil ! »

Avec des mains tremblantes, Ernst colla une paire de jumelles sous le nez de l’autre.

Hans prit son casque et s’en alla en bougonnant vers la plus proche échelle de tranchée, passant lentement la tête par-dessus la ligne du parapet. Ernst Schmidt, d’ordinaire taciturne, devait perdre le contrôle, se disait-il.

« À trois heures ! À gauche du trou d’obus inondé. Là-bas !

— Baisse-toi, imbécile ! Tu veux nous faire tous les deux flinguer ?

— Là-bas ! Tu vois ? Oh, bon Dieu, la ruine que c’est… »

Soudain, Hans vit.

Gloder gisait le visage vers le ciel, ses yeux aveugles fixés sur le soleil levant, sa gorge d’ivoire ouverte et des mares écarlates de sang figé étalées sur sa tunique comme des lacs de lave pétrifiée. À un mètre environ de son poing tendu, se trouvait le majestueux Pickelhaube de cérémonie à queue de homard du colonel Maximilian Baligand, la pointe dressée, comme si le colonel lui-même, enfoui sous terre, le portait encore. Sur une épaule, à la mode négligente des hussards, était passée une veste de mess à brandebourgs de brigadier français.

Un mouvement à l’avant-plan attira l’attention de Hans. Lentement, centimètre par centimètre, depuis les lignes allemandes, un homme progressait sur le ventre en direction du corps.

« Mon Dieu ! souffla Hans. C’est Adi !

— Où ça ? »

Hans fit passer les jumelles à Ernst. « Merde, si on ouvre un feu de couverture, les Français vont sûrement le repérer. Baisse-toi, on va employer les périscopes. C’est plus sûr. »

Vingt minutes durant, en silence, ils observèrent en priant Adi qui s’insinuait vers les barbelés.

« Fais attention, Adi ! chuchota Hans à part lui. Zoll für Zoll, mein Kamerad. »

Adi se coula le long du rouleau principal de barbelés qui le séparait de Rudi jusqu’à ce qu’il atteigne une section marquée de minuscules bouts de tissu, une porte codée laissée par les groupes de poseurs de barbelés. Une fois cette entrée négociée sans problème, il reprit son périple de reptation vers le cadavre.

Une fois arrivé là…

« Et maintenant ? demanda Ernst.

— De la fumée ! s’exclama Hans. Maintenant qu’il est là-bas, on peut dresser un écran de fumée entre lui et les tranchées avancées ennemies. Vite ! »

Ernst beugla qu’on lui apporte des pistolets fumigènes, tandis que Hans continuait à observer.

Adi, couché sur le ventre, semblait explorer en aveugle la blessure dans le dos de Rudi.

« Qu’est-ce qu’il fabrique ?

— J’en sais rien.

— Peut-être que Rudi n’est pas mort ?

— Bien sûr que si, il est mort, tu n’as pas vu ses yeux ?

— Alors, qu’est-ce que fout Adi ? »

Hans ne put rien voir, car Adi, se redressant à quatre pattes, lui boucha sa vue sur le cadavre.

« Bon Dieu, mais couche-toi, espèce de cinglé ! » chuchota Hans.

Comme s’il l’avait entendu, Adi s’aplatit brusquement, et demeura sans bouger auprès du cadavre de Gloder.

« Mon Dieu ! Il a été touché ?

— On aurait entendu quelque chose.

— Il est paralysé, alors ! »

Hans prit conscience d’une animation croissante dans sa propre tranchée. Il s’écarta du périscope pour regarder autour de lui. L’alarme d’Ernst avait alerté des dizaines d’hommes. Non, pas d’hommes. De gamins, pour la plupart. Quelques-uns avaient eux-mêmes des périscopes et transmettaient, avec des commentaires extravagants, chaque détail de la scène. Les autres tournèrent vers Hans leurs gros yeux apeurés.

« Pourquoi est-ce qu’il ne bouge plus ? Il reste immobile. Il a perdu son cran ? »

La vision d’un homme qui se figeait dans le no man’s land n’avait rien d’extraordinaire. Une minute, on courait et on zigzaguait, la suivante, on restait pétrifié comme une statue.

« Pas Adi, déclara Hans avec toute la jovialité qu’il put. Il reprend des forces pour le trajet de retour, c’est tout. » Il se tourna de nouveau vers le périscope. Toujours aucun mouvement. « Tous ceux qui ont des pistolets fumigènes, préparez-vous », lança-t-il.

Une demi-douzaine d’hommes se faufila jusqu’au sommet des échelles, pistolets tenus en arrière au-dessus de l’épaule, à la façon des cow-boys.

Hans s’humecta le doigt et vérifia le vent avant de reprendre son observation. Soudain, sans prévenir, Adi se redressa, face à l’ennemi. Il passa les bras sous ceux de Rudi et le hala à reculons vers les lignes allemandes, sautillant en arrière, genoux ployés, comme un danseur cosaque.

« Maintenant ! cria Hans. Feu ! Tirez en hauteur, cinq minutes sur la gauche ! »

Les pistolets fumigènes lancèrent une salve d’applaudissements polis. Hans observa Adi tandis que les cartouches tombaient au-delà de lui et qu’un dense rideau de fumée s’élevait et s’épaississait, dérivant lentement au fil du vent entre lui et les tranchées avancées françaises. Adi continua de progresser péniblement vers ses lignes sans s’arrêter ni regarder en arrière. Peut-être avait-il escompté cet écran de fumée, se dit Hans. Il avait confiance en nous pour savoir quoi faire. Peut-être aurait-il couru le risque quand même. Hans avait toujours su qu’Adi en avait le courage, mais ne lui aurait jamais soupçonné une telle vigueur.

« Mais qu’est-ce que vous foutez, ici ? » Le commandant Eckert fit irruption dans la tranchée, la moustache frémissante. « Qui a donné l’ordre de lancer les fumigènes ? »