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— Et en quoi exactement, consistait son travail ?

— Son travail consistait à soigner les malades parmi les officiers et les soldats SS et à assister aux Sonderaktionen en tant qu’observateur médical.

— Sonder…

— Les Actions spéciales. Les actions pour lesquelles on a construit les camps de la mort. Les gazages. Ils appelaient ça les Actions spéciales. Et aussi… » Leo s’interrompit et regarda par-derrière moi, en direction de la fenêtre, un instant. « Et aussi, mon père a poursuivi des expériences médicales mises en route par Kremer. L’ablation d’organes vivants pour les étudier. Tous deux s’intéressaient au taux d’atrophie cellulaire chez les mal-nourris et les constitutions faibles. En particulier, quand cela affectait les jeunes. Kremer a écrit de Münster à mon père, en 1943, pour lui demander de poursuivre le travail et de lui envoyer régulièrement les données. »

Je regardai Leo se lever pour se rendre à la bibliothèque. Il y prit un petit livre noir et blanc dont il feuilleta les pages.

« Kremer tenait un journal, vous savez. Ça a causé sa perte. Il n’est resté que trois mois à Auschwitz, mais cela a suffi. Les Britanniques, qui ont autorisé son extradition en Pologne, ont confisqué le journal. Des extraits sont parus dans ce livre, publié en Allemagne en 1988. Je vous lis : 10 octobre 1942. Extrait et fixé matériau vivant frais de foie, de rate et de pancréas. Demandé aux prisonniers de me fabriquer un tampon avec ma signature. Pour la première fois, allumé le chauffage dans la pièce. Nouveaux cas de fièvre typhoïde et de typhus abdominalis. Dans le camp, la quarantaine continue. Le lendemain : Aujourd’hui dimanche, nous avons eu du rôti de lièvre pour déjeuner – une cuisse vraiment grosse – avec des croquettes et du chou rouge. 17 octobre. Assisté à procès et à onze exécutions. Extrait du matériau vivant frais de foie, rate et pancréas après injection de pilocarpine. Assisté à la 11e Sonderaktion par temps froid et humide, ce matin, dimanche. Scènes horribles, avec trois femmes nues qui nous suppliaient de les épargner. Et ça continue, ça continue. Voilà les trois mois de Kremer. La totalité de sa contribution à la Solution finale du Problème juif en Europe. La vie de mon père là-bas a dû beaucoup y ressembler, mais il ne tenait pas de journal. Il ne reste de ses deux ans et demi ni journal ni lettres. » Leo marqua une pause entre chaque mot. « Deux. Ans. Et. Demi. »

Je déglutis. « Et votre père a été capturé, lui aussi ? À la fin de la guerre ?

— Toujours, mon esprit revient, je ne sais pas pourquoi, déclara Leo en m’ignorant totalement, à cette entrée particulière du journal de Kremer. Demandé aux prisonniers de me fabriquer un tampon avec ma signature. Comment se fait-il, quand on contemple l’histoire, qu’on ne considère jamais ces choses-là ? On se représente les chambres à gaz, les fours, les chiens, la brutalité des gardes, les maladies, la terreur des enfants, la douleur des mères, l’insondable cruauté, l’horreur qu’on ne peut pas décrire, mais Demandé aux prisonniers de me fabriquer un tampon avec ma signature. Un brillant professeur, à la tête d’une école d’anatomie, se voit nommer dans un camp de concentration. Au bout d’une semaine, environ, il se lasse de signer des ordres sans fin. Quel genre d’ordres, à votre avis ? Commander de nouvelles réserves de phénol et d’aspirine ? Faire déclarer tels ou tels prisonniers malades inaptes au travail et les diriger vers une Action spéciale ? Autoriser l’extraction d’organes in vivo ? Qui sait ? Des ordres, voilà tout. Et donc, Bon Dieu, dit-il un matin à un collègue. Je n’arrive pas à obtenir du chef de magasin un tampon avec ma signature. Il me dit que je ne suis là qu’à titre temporaire et qu’il faut deux mois pour qu’un tampon nous parvienne de Berlin.

« — Où est le problème ? lui répond son ami. Demande aux prisonniers de t’en fabriquer un.

« Et comment procède-t-il, ce brillant professeur qui a deux doctorats, qui a formé pour le monde deux générations de praticiens et de chirurgiens entraînés ? Comment met-il en œuvre cette idée simple, évidente ? Est-ce qu’il envoie chercher un prisonnier, un Kapo juif peut-être, pour lui demander de s’en occuper pour lui ? Est-ce qu’il entre un jour dans un baraquement et déclare, devant les prisonniers au garde-à-vous : Bon, dites-moi, certains d’entre vous s’y connaissent-ils, en papeterie ? J’ai besoin qu’on me fabrique un tampon avec ma signature. Volontaires, s’il vous plaît. Qui sait ? D’une façon ou d’une autre, peu importe la procédure, on prend des dispositions commodes. Kremer signe de son nom, Johannes Paul Kremer, une feuille de papier qu’il confie au prisonnier choisi. Quelle est la méthode, selon nous ? L’encre encore humide, le prisonnier applique un tampon en caoutchouc vierge sur le papier. L’image miroir de la signature se transfère sur le tampon. Le prisonnier découpe avec précaution le reste du caoutchouc. Il exécute ce travail dans un bureau, peut-être, ou dans un atelier, dans un lieu où on lui autorise l’accès à des couteaux. Cela lui prend-il une heure, ou plus, pour s’assurer de la qualité du travail pour satisfaire le Herr Professor Obersturmführer Kremer, un homme qu’il importe de satisfaire. Et maintenant, le Professeur Kremer se retrouve l’heureux possesseur d’un tampon portant la reproduction parfaite de sa signature, l’équivalent pour le vingtième siècle d’une bague à signet ou du Grand Sceau. Fini la tâche fastidieuse de signer de sa main toutes les feuilles de papier. Il lui suffit d’un coup de tampon. Bam, bam ! » Leo frappa du côté de son poing droit dans la paume ouverte de sa main gauche, avec une violence et un fracas qui me firent me redresser tout droit, sous le choc. « Et le prisonnier qui a fabriqué le tampon ? Son nom apparaîtra-t-il un jour au-dessus de la signature qu’il a découpée avec tant de soin ? Bam, bam ! Et mon père ? Quand il est arrivé, a-t-il également demandé à un prisonnier de fabriquer un tampon avec sa signature ou a-t-il attendu que Berlin lui procure quelque chose de plus officiel, d’un peu plus élégant ? Bam, bam ! » Il s’arrêta pour reprendre son souffle. « Tenez, je vais me préparer du chocolat. Du café pour vous. Peut-être quelques gâteaux à grignoter. »

Je hochai la tête sans mot dire.

« Quelle morbidité de parler de chocolat, de café et de petits gâteaux après une telle conversation, vous pensez », me dit Leo en revenant après avoir allumé la bouilloire. « Vous avez raison. On est frappé par le même écœurement en lisant ce qu’écrivent les hommes qui dirigeaient les camps. Pitoyable tentative de rébellion dans la salle des douches, ce matin. Une douzaine de Musulmanes nues – ils appelaient les Juives des Musulmanes, vous saviez ça ? – une douzaine de Musulmanes nues ont cherché à fuir. Kretschmer leur a tiré à chacune une balle dans la jambe et les a forcées à sautiller dix minutes avant de les liquider. Spectacle vraiment cocasse. Au repas de midi, excellente bière envoyée de Bohème. Un veau délicieux, suivi par du vrai café moulu. Le temps reste abominable. Voilà le genre de choses qu’on lit, encore, encore et toujours. Ou les lettres envoyées à la maison. Trudi chérie, Mon Dieu, quel endroit épouvantable. Nos hommes montrent une persévérance vraiment héroïque dans leur travail. Il arrive toujours plus de Juifs chaque jour, il y a toujours tellement à faire. Tu serais fière de voir combien les gardes et les officiers se plaignent peu en effectuant leur tâche dans le camp. Face à tant de provocations de la part de ces Juifs simiesques, avec leur puanteur. Embrasse bien Mutti pour moi, et dis à Erich que j’attends de meilleurs résultats à l’école ! C’est ainsi.