« J’écoute tout ceci pendant que le rabbin et les amis attendent au-dehors. Au fur et à mesure que ma mère parle, des souvenirs commencent à s’éveiller et à m’appeler comme de la musique au loin. Le souvenir de la douleur de l’aiguille à tatouer. Le souvenir d’un ananas. Le souvenir de l’uniforme de mon père. Et puis le souvenir de marches de nuit, pendant des kilomètres, en pleurant. Le souvenir de me voir refuser la nourriture. Le souvenir de ma mère qui me dit, sans arrêt : Tu dois maigrir, Leo ! Tu dois maigrir.
« Je lui raconte ce souvenir, et je lui demande s’il a un sens.
« Mon pauvre garçon, dit-elle. Ça m’a crevé le cœur de t’affamer, mais comment aurais-je convaincu un officiel que nous étions des réfugiés d’un camp de concentration si nous avions paru gras et bien nourris ?
« Après une semaine de marche vers le sud-ouest, me dit-elle, nous avons rejoint des réfugiés juifs qui avaient échappé à une des marches de la mort. »
Leo s’interrompit ici et me jeta un coup d’œil interrogateur. « Vous connaissez les marches de la mort ?
— Euh… pas vraiment, dis-je.
— Oh, Michael ! Si vous, un historien, vous ne savez pas, alors quel espoir reste-t-il encore ?
— Ben, ça ne correspond pas réellement à ma période, vous comprenez. »
Leo inclina la tête avec désespoir. « Hé bien, je vous raconte, alors. Vers la fin, les SS avaient absolument décidé que pas un juif ne serait libéré par l’avance des Alliés. Pour eux, clairement, la guerre était perdue, mais aucun Juif ne survivrait pour retrouver la liberté ou raconter son histoire. Tandis que les Américains et les Britanniques arrivaient par l’ouest et les Soviétiques par l’est, une immense armée de prisonniers a été évacuée des camps pour s’avancer vers le centre de l’Allemagne. On battait les prisonniers jusqu’au sang, on les torturait, on les affamait, on les assassinait carrément. Forcés de voyager sur des kilomètres sans autre ration journalière qu’un seul navet. Ils moururent par centaines de milliers. Voilà les Todesmärsche, les marches de la mort. Maintenant, vous savez.
— Maintenant, je sais, acquiesçai-je.
— Donc, un jour, environ une semaine après avoir quitté Auschwitz, ma mère et moi avons rencontré un petit groupe qui avait échappé à une de ces marches, on ne sait comment. Trois enfants et deux hommes. D’autres qui étaient partis avec eux étaient morts en chemin. Ils venaient pratiquement du même endroit que nous. Du camp de Birkenau, qu’on appelle parfois Auschwitz Deux. Nous avons persévéré vers l’ouest pour traverser ensemble la frontière tchécoslovaque, dans un état pitoyable, ne voyageant que de nuit, quittant la route le jour pour dormir dans les fossés et sous les haies. Un des hommes n’arrivait à marcher qu’à cloche-pied, il avait à la jambe un œdème qui commençait à puer la gangrène. Un des enfants est mort alors qu’il marchait avec moi. Il est tombé mort, comme ça, sans un bruit. Au bout d’une semaine, des communistes tchécoslovaques nous ont trouvés. Ma mère et moi avons été déplacés d’un centre de réfugiés à un autre, chaque fois plus grand que le précédent. Finalement, cédant aux références incessantes de ma mère à son beau-frère de New York, on nous a envoyés plus à l’ouest pour que les Américains se chargent de nous. Un sergent m’a ébouriffé les cheveux et m’a donné un morceau de chewing-gum, exactement comme dans les films. Il nous a interrogés, a noté les numéros de nos tatouages et nous a remis des papiers de voyage et d’identité. En 1946, nous avons obtenu la permission de traverser l’Atlantique pour aller vivre avec notre oncle Robert et sa famille dans le quartier du Queens.
« Bien. Le plan de mon père avait marché à la perfection. J’ai grandi en juif américain, avec mes cousins juifs américains, sans rien savoir de mon passé, en dehors des histoires qu’on me racontait sur mon admirable père assassiné, le bon docteur Abel Zuckermann de Cracovie. Ça vous étonne que j’aie accepté cette histoire, peut-être ? Je devais bien savoir que c’était un mensonge.
— Je ne sais pas. Je veux dire, vous avez bien dû garder le souvenir d’une partie de votre vie antérieure.
— Je ne sais pas. Ça se peut, ou je l’ai effacée. Je ne me souviens plus maintenant de ce dont je me souvenais, à l’époque, si vous voyez ce que je veux dire. Combien de votre vie avant sept ans vous rappelez-vous ? Est-ce que ça ne se borne pas à des ombres, avec quelques bizarres taches de lumière ? Tout ce que m’a raconté ma mère, je l’ai cru. Comme tous les enfants. Prenez en compte également le traumatisme de journées passées à avoir faim, à marcher, à se cacher, la désorientation des transferts d’un endroit à l’autre pendant des mois sans fin, l’ennui, le mal de mer de la traversée sur l’océan. Tout cela a accompli le plus gros du travail de ma mère pour elle. Un an et demi a passé après mon arrivée en Amérique, avant que je sois capable de tenir une vraie conversation. Le temps que j’émerge de mon silence, je croyais vraiment être Leo Zuckermann. Rien d’autre n’aurait eu de sens.
— Mais votre oncle ? Comment votre mère l’a-t-elle convaincu qu’elle était vraiment sa belle-sœur ?
— Robert était séparé de son frère depuis dix ans. Il n’avait jamais rencontré la véritable Hannah Zuckermann. Pourquoi aurait-il mis sa parole en doute ? Oh, elle avait une explication pour tout, ma mère. Elle a même expliqué… » Leo s’interrompit, son visage un instant tordu par la douleur et la gêne. « Elle a même expliqué mon pénis.
— Euh, pardon ?
— Elle a raconté à l’oncle Robert que le moil de Cracovie avait été arrêté par les Nazis en 1938, avant qu’on puisse effectuer ma circoncision. On me l’a faite à New York, dans la semaine de mon arrivée là-bas. Ça, je n’oublierai jamais. La circoncision, les cours d’hébreu, la bar-mitsvah, tout ça, je m’en souviens avec une clarté totale. Et maintenant, étendue devant mes yeux en train de mourir, ma mère décide de me raconter que tout était un mensonge, que toute ma vie était un mensonge. Je ne suis pas juif. Je suis allemand.
— Ouah.
— Ouah est un mot qui en vaut bien un autre. Ouah couvre à peu près tout ça. Je regardais cette femme devant moi, cette Marthe Bauer de Münster. Elle avait le visage aussi blanc que l’oreiller derrière elle, et ses yeux brûlaient de ce que je ne peux appeler que de la fierté.