Rudi se coula le long du rouleau principal de barbelés qui le séparait du cadavre d’Ernst, jusqu’à ce qu’il atteigne une section marquée de minuscules bouts de tissu. Une fois cette entrée négociée sans problème, il reprit son périple de reptation vers le cadavre.
Une fois arrivé là…
« Et qu’est-ce qu’il fout, à présent ? geignit Ignaz. Enfin, bon Dieu, c’est la partie facile, ça.
— De la fumée ! s’exclama Hans. Maintenant qu’il est là-bas, on peut dresser un écran de fumée entre lui et les tranchées avancées ennemies. Vite ! »
Ignaz dégringola l’échelle et se précipita dans l’abri le plus proche, réclamant à grands cris des pistolets fumigènes tandis que Hans continuait à observer.
Rudi restait couché là, aussi immobile que le cadavre auprès de lui.
« Qu’est-ce qu’il fiche ? Il reste pétrifié ! »
Hans prit conscience d’une animation croissante dans sa propre tranchée. Il s’écarta du périscope pour regarder autour de lui. L’alarme d’Ernst avait alerté des dizaines d’hommes. Non, pas d’hommes. De gamins, pour la plupart. Quelques-uns avaient eux-mêmes des périscopes et transmettaient, avec des commentaires extravagants, chaque détail de la scène. Les autres tournèrent vers Hans leurs gros yeux apeurés.
« Pourquoi est-ce qu’il ne bouge plus ? Il reste immobile. Il a perdu son cran ? »
La vision d’un homme qui se figeait dans le no man’s land n’avait rien d’extraordinaire. Une minute, on courait et on zigzaguait, la suivante, on restait pétrifié comme une statue.
« Pas Rudi, déclara Hans avec une confiance qu’il ne ressentait pas nécessairement. Il reprend des forces pour le trajet de retour, c’est tout. » Il se tourna de nouveau vers le périscope. Toujours aucun mouvement. « Tous ceux qui ont des pistolets fumigènes, préparez-vous », lança-t-il.
Une demi-douzaine d’hommes se faufila jusqu’au sommet des échelles, pistolets tenus en arrière au-dessus de l’épaule, à la façon des cow-boys.
Hans s’humecta le doigt et vérifia le vent avant de reprendre son observation. Soudain, sans prévenir, Rudi se redressa, face à l’ennemi. Il passa les bras sous ceux d’Ernst et le hala à reculons vers les lignes allemandes, sautillant en arrière, genoux ployés, comme un danseur cosaque.
« Maintenant ! cria Hans. Feu ! Tirez en hauteur, cinq minutes sur la gauche ! »
Les pistolets fumigènes lancèrent une salve d’applaudissements polis. Hans observa Rudi tandis que les cartouches tombaient au-delà de lui et qu’un dense rideau de fumée s’élevait et s’épaississait, dérivant lentement au fil du vent entre lui et les tranchées avancées françaises. Rudi se retourna une seconde, et adressa un salut à ses propres lignes. Savait-il que la fumée viendrait ? se demanda Hans. Comptait-il sur nous pour faire le nécessaire ? Non, il aurait couru le risque de toute façon. Rudi se sentait responsable de la mort d’Ernst et était absolument prêt à donner sa vie pour expier. Quelle magnifique stupidité.
« Mais qu’est-ce que vous foutez, ici ? » Le commandant Eckert fit irruption dans la tranchée, la moustache frémissante. « Qui a donné l’ordre de lancer les fumigènes ? »
Un jeune Franconien exécuta un salut impeccable. « Le Hauptmann Gloder, mon commandant.
— Le Hauptmann Gloder ? Pourquoi a-t-il donné un tel ordre ?
— Non, mon commandant. Il n’a pas donné d’ordre, mon commandant. Il est dehors, mon commandant. Dans le Niemandsland. Il ramène le corps du Stabsgefreiter Schmidt, mon commandant.
— Schmidt ? Le Stabsgefreiter Schmidt est mort ? Comment ? Quoi ?
— Il est sorti la nuit dernière récupérer le casque du colonel Baligand, mon commandant.
— Le casque du colonel Baligand ? Mais vous avez bu, soldat !
— Non, Herr Major. Les Français ont dû s’en emparer au cours de l’attaque de jeudi plus loin sur la ligne, mon commandant. Schmidt est parti le récupérer. Et il l’a fait et il a rapporté un sabre, par-dessus le marché. Mais un obus a dû l’avoir à ce moment-là, mon commandant. Ou une mine.
— Bonté divine !
— Mon commandant. Oui, mon commandant. Et le Hauptmann Gloder est sorti récupérer le corps à présent, mon commandant. Le Stabsfreiter Mend nous a donné ordre de le protéger avec des fumigènes.
— Est-ce vrai, Mend ? »
Mend se mit au garde-à-vous. « Parfaitement exact, mon commandant. J’ai jugé que c’était la meilleure solution.
— Mais bon Dieu, les Français pourraient s’imaginer que nous les attaquons.
— Sauf votre respect, Herr Major, cela ne peut guère aggraver la situation. Tout ce qui arrivera est que les Franzmänner vont gaspiller quelques milliers de précieuses cartouches.
— Ma foi, tout ça n’est pas très orthodoxe. »
Pas autant que toi, connard de petit maître d’école, se dit Mend.
« Et où se trouve le Hauptmann, à présent ? »
Westenkirchner beugla la réponse, derrière ses jumelles. « Il a atteint les barbelés, mon commandant ! Mon commandant, il va bien ! Il a trouvé le passage. Il a le corps. Et le casque, mon commandant ! Il a le casque et le sabre ! »
Un immense rugissement de joie monta des hommes et même le commandant Eckert s’autorisa un sourire.
Hans regarda Rudi confier avec douceur le cadavre d’Ernst aux mains tendues des hommes dans la tranchée au-dessous. Rudi descendit tout seul, repoussant les vivats et les félicitations des hommes, les étonnant jusqu’à les faire taire par l’immensité de son chagrin. Il s’approcha du corps comme s’il était seul avec lui, dans une chapelle privée à des lieues de la guerre. Le casque et l’épée entre ses mains tandis qu’il s’agenouillait, le Tarnhelm et Notung, renforçaient l’absurdité magnifique et wagnérienne de la scène. De lointains craquements d’artillerie firent office de tambours voilés et le retour des volutes de fumigènes enveloppa la tranchée d’encens funèbre. Rudi déposa avec tendresse le sabre et le casque sur la poitrine d’Ernst, le visage trempé de larmes. Hans pleurait aussi, des larmes brûlantes de chagrin, de fierté et d’amour, qui roulaient sur ses joues.
Rudi se signa, se releva pour se mettre au garde-à-vous, salua le cadavre et s’en fut, écartant des rangées de gamins au visage blême.
Soudain, Hans eut une conviction, claire, totale. Il est impossible, comprit-il avec une bouffée d’orgueil, que l’Allemagne perde la guerre. Si l’ennemi pouvait voir ce que j’ai vu, il capitulerait dès demain. Ce sera bientôt terminé. La paix et la victoire nous appartiendront.
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« Ce ne sera plus long, mon garçon. Je vous demande simplement de suivre mon doigt des yeux. Voilà, sans bouger la tête, d’accord ? Juste les yeux. »
Le docteur Ballinger nota quelque chose, laissa choir avec un petit choc son stylo sur son carnet, croisa les bras et m’adressa un radieux sourire, comme un oncle en veine de confidences.
« Alors ? demandai-je.
— Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de raisons de s’inquiéter, d’un point de vue physique. Aucune trace de commotion. La tension est bonne, le pouls régulier. Apparemment, vous êtes en pleine forme, jeune homme. »
Mes talons montaient et descendaient à une vitesse formidable. « Mais ma mémoire, docteur… Pourquoi est-ce que je ne me souviens de rien ?
— Bon, là-dessus, je ne crois pas qu’il faille trop s’affoler. Ce sont des choses qui arrivent. »
Je hochai la tête d’un air lugubre, en sentant la chair de poule se hérisser sur mes jambes dans le souffle de l’air conditionné.