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— Non, c’est clair », a admis Gutmann en hochant la tête avec cette façon rabbinique de dire Je suis tellement sage et tellement humble. « Le pouvoir sur le monde n’appartient qu’à ceux qui sont prêts à renoncer à l’amour.

— En tout cas, une chose est sûre, il n’appartiendra pas à un tenancier de bordel prétentieux tel que vous », ai-je riposté en perdant mon calme. Toute la table a explosé de rire. Ils savaient qu’en dépit de tout son esprit chéri et son prétentieux intellect formé à Heidelberg, la fortune obscène de Gutmann provient d’une chaîne de théâtres bon marché que son père possède à travers toute l’Allemagne. On ne se rend pas dans des établissements aussi sordides pour y voir Schiller ou Shakespeare, on va y voir les filles. (Je suis bien placé pour le savoir !!!)

Gutmann est devenu tout rouge et a quitté la pièce, après une petite courbette raide, comme un Junker miniature, tandis que les sous-officiers répétaient la moquerie derrière lui. Ausgeblasene Puffmutter ! Ausgeblasene Puffmutter !

En conversation avec le colonel, plus tard, j’ai fait observer que Gutmann n’était pas si mauvais bougre. Sa véritable faute, ai-je dit, tenait à une absence tellement prolongée au combat qu’il avait perdu contact avec la réalité autour de lui. Mais après tout, ai-je ajouté avec modestie, j’avais sur la façon dont on devrait de temps en temps encourager les officiers de rang intermédiaire à se battre aux côtés des hommes de troupe des théories sans doute désespérément désuètes et sentimentales…

« Pas du tout, a répondu le colonel. Pas du tout… », et j’ai pu voir que je lui avais donné matière à réflexion. Ha ! Je ne serais pas surpris que Hugo Gutmann se retrouve dans quelques jours sur le front des troupes et qu’avec un peu de chance et un coup de pouce de ma part, le monde se retrouve débarrassé d’un Juif.

Ai bu jusqu’à l’heure du coucher. Le colonel m’a empêché de dormir et a laissé entendre qu’une promotion m’attendait peut-être.

La vie est belle.

Les doigts tremblants, Hans tourna les pages vers une entrée de date plus récente.

24 MAI 1918

Suis tombé sur Mend et Schmidt, ce matin. Ils m’ont raconté une histoire absurde sur l’assaut des Français, hier soir, qui auraient mis la main sur le plus beau casque de Baligand, que son imbécile d’adjudant (au moins, Gutmann était diligent, la peste ait son âme) avait laissé traîner dans la tranchée de l’Oberleutnant Fleck après l’inspection, hier après-midi. Les Messieurs* ont rampé le long de sapes creusées (comme je m’en souviens !) il y a trois ans et demi de merde et se sont glissés dans la tranchée de Fleck, tuant la sentinelle d’un coup de couteau et égorgeant tous les soldats endormis qu’ils ont rencontrés, y compris Fleck. Ils sont partis avec quelques papiers (d’une importance militaire moins grande que les morpions qui me grignotent la queue), cinq fusils, une boîte de grenades d’exercice et, à ce qu’il apparaît désormais, avec le casque de merde de cérémonie à la con du colonel Baligand.

J’ai prononcé sur ce scandale divers propos bellicistes (comme si j’en avais quelque chose à foutre) et j’ai ensuite eu l’horreur de sentir les ignobles pattes de Schmidt m’attraper par la manche. Il a gargouillé je ne sais quoi avec une gorge ravagée par les gaz, pour dire qu’il savait exactement à quoi je pensais, et j’allais lui tapoter fraternellement la tête avant de m’en aller quand j’ai compris qu’en fait, il me suppliait de ne pas céder à l’impulsion d’une tentative de récupérer le casque moi-même ! Comme si j’aurais jamais eu l’idée de commettre une telle ânerie. Les Français peuvent bien chier dedans chaque soir jusqu’au Jugement dernier, pour ce que j’en ai à faire.

Bien entendu, si on me mettait au défi, je serais obligé d’effectuer une tentative, voilà exactement le genre de geste qui forge une réputation, mais cet abruti d’Ernst me mettait au défi de ne pas le faire. Le bougre me vénère littéralement, c’est répugnant, mais assez excitant. Je lui ai laissé croire que l’héroïque Rudolf avait bel et bien assez d’ardeur et de détermination pour se lancer tout seul dans un assaut contre l’armée française au grand complet, simplement pour récupérer un pot de chambre en cuivre. Et soudain, un plan assez extraordinaire m’est venu à l’idée. Je me suis dit : bon Dieu, je parie que je peux le convaincre d’y aller, lui !

J’ai joué sur sa blessure récente, en suggérant que je m’inquiétais de sa santé et en recommandant qu’on le relève de son rôle de combattant. Son cerveau de paysan buté a réagi comme à une énorme insulte ! Je savais qu’il voulait faire ses preuves devant moi, et je suis certain qu’il a gobé l’hameçon, comme un pécore lourdaud. Mend était encore là, si bien que j’ai dû agir de façon pas trop transparente. Mais j’ai ensuite rejoint Schmidt, et je l’ai travaillé assez subtilement, une demi-heure durant. Je suis presque convaincu qu’il va tenter une action imprudente.

Ma foi, ça marchera ou ça ne marchera pas.

Minuit passé, à présent. Je pars dans une heure environ, et j’irai voir. Le revêtement nord m’offrira depuis le Ku’damm un point de vue idéal sur le no man’s land. Si Schmidt part en quête de gloire, je le verrai.

Et s’il y allait avec quelqu’un d’autre ? Hum. Non, il ira seul. Hans Mend est son unique ami et il est beaucoup trop lâche pour approuver une telle folie. Schmidt partira sans personne pour l’accompagner et s’il réussit à ramener le casque, je ramperai jusqu’aux barbelés à sa rencontre, comme si je partais accomplir la même action moi aussi, et nous reviendrons triomphalement ensemble.

Mon almanach m’indique qu’il n’y a presque pas de lune, cette nuit. Excellent ! Schmidt y ira presque à coup sûr.

25 MAI 1918

Dieu est bon, avec moi. J’ai attendu une heure à scruter les alentours en cherchant, pour tromper le temps, combien de constellations je pouvais identifier. Vingt-trois, pas mal. J’avais décidé, si Schmidt n’était pas apparu à deux heures, d’aller me coucher. Il lui faudrait au moins deux heures pour négocier tous les barbelés et gagner les lignes françaises en silence.

Et en effet, à deux heures pile, je l’ai vu, deux mètres au-dessous de moi, s’extirper de la tranchée avancée et se diriger vers la porte la plus proche dans les barbelés. Il faisait trop sombre pour l’identifier précisément, mais à ses grognements porcins et aux bruits essoufflés qui s’échappaient de lui, j’ai su qu’il ne pouvait s’agir de nul autre que de cet honnête idiot de Schmidt.

Dix minutes durant, je n’ai eu aucune idée de ce qui se passait, mais un frémissement dans les barbelés qui a résonné tout au long de la ligne m’a appris qu’au moins, il progressait.

Il se débrouillait en tout cas pour garder le silence. Je n’ai pas entendu un seul son après ce léger dérangement des barbelés. Pendant une heure, j’ai attendu, les jumelles pointées sur le secteur K, sa destination présumée. Une partie de moi l’enviait. J’aurais aimé faire ce qu’il faisait et, ma foi, je l’aurais fait si quelqu’un m’avait mis au défi ou avait douté de moi. Dieu sait que je ne suis pas un pleutre, mais la bravoure a besoin de motivation. Bâtir une réputation, atteindre un but. Schmidt avait un style de bravoure totalement dénué d’imagination, la bravoure sans discussion de la chair à canon.

Je pris conscience qu’une lumière s’insinuait dans le ciel derrière nos lignes. Toujours aucun signe de Schmidt. Je m’abandonnai une fois de plus à la réflexion, me récitant du Goethe et le traduisant en français pour le plaisir.