Finalement, quinze minutes plus tard, je le vis, une forme sombre qui zigzaguait dans ma direction à travers la pénombre. Un bras retenait le casque du colonel par sa sangle, sous l’autre j’arrivai à distinguer la forme d’un genre d’épée. L’excellent personnage !
Je me laissai choir sur les caillebotis et me dirigeai vers la plus proche échelle de tranchée. Je grimpai et me mis à ramper comme un ver sur la boue séchée en direction des barbelés. Une fois là-bas, je levai la tête juste à temps pour voir Schmidt s’arrêter, hors d’haleine et se laisser choir dans un trou d’obus. L’idée me vint que je pourrais y descendre tout de suite, l’abattre pour retourner seul vers la gloire.
Je décidai de ne pas mettre une telle opération à exécution avant d’y avoir pleinement réfléchi. Non par objection morale, bien entendu. Le développement d’une personne dans le cadre de sa vie constitue la seule morale, mais je savais très bien qu’on est toujours mal inspiré d’agir dans la précipitation. Si vous avez un plan, tenez-vous-y. Les individus inférieurs réagissent sous le coup de la surprise et s’attendent à être félicités pour leur esprit d’initiative, alors qu’ils ont seulement prouvé que leur plan avait des failles, qu’ils n’avaient pas pesé chaque possibilité, prédit chaque geste et préparé toutes les réponses concevables. Bien entendu, il est vital de pouvoir réagir à l’inattendu ; certes, l’imagination, l’initiative sont des armes utiles dans une panoplie de général, mais on ne doit les déployer qu’en cas de nécessité – l’erreur fatale consiste à agir sans provocation, à mettre en œuvre des idées nouvelles qu’on a insuffisamment analysées. Une étude de différents personnages historiques nous le prouve. La plupart des gens seraient stupéfaits d’apprendre jusqu’où les grands commandants poussent le détail. J’ai lu la semaine dernière, par exemple, un ouvrage sur l’amiral anglais Horatio Nelson et ses réunions de stratégie avant la cruciale bataille navale de Trafalgar. Il a failli rendre fous ses officiers, malgré tout l’amour qu’ils lui vouaient, par son insistance à revoir les plans, encore et encore. Il n’a pas avancé avant d’être sûr que chaque officier de sa flotte savait et comprenait le but et le sens plus larges de sa stratégie première. C’est alors seulement qu’il a entamé le laborieux travail d’expliquer les variations tactiques. « Si tel cas, alors telle chose », et ainsi de suite, buissonnant en une douzaine d’autres si et alors jusqu’à avoir exploré des centaines de scénarios de façon exhaustive. Quand la bataille a commencé, Nelson, la sérénité même, étonnait chacun par son indifférence apparente à chaque salve et canonnade. Évidemment ! Parce qu’il avait attendu et pris en compte chaque salve et canonnade. Même lorsqu’il est tombé, fatalement blessé, il a gardé son calme. Il avait envisagé une telle possibilité et des plans de remplacement se mirent rapidement en opération. Il est mort en sachant la victoire assurée. Certes, il manquait d’audace, d’assurance et de science politique, et ne serait jamais monté plus haut qu’amiral, mais peu d’hommes peuvent combiner toutes les qualités nécessaires à un grand meneur d’hommes, tant sur le champ de bataille qu’au-dehors.
Et j’ai donc refusé de céder à la tentation du moment, si grande fût-elle, tant que je n’avais pas soupesé chaque éventualité. Je ne doutais pas de pouvoir approcher Schmidt ici et maintenant, en plein no man’s land, de le liquider et de revenir en toute sécurité, en rapportant triomphalement chez nous ces deux trophées grotesques. Mais en y songeant plus avant, je compris que ce serait une sottise. Mieux valait le liquider, rentrer les mains vides sous le couvert de la pénombre et ensuite, dès qu’il ferait jour, me frayer un chemin jusqu’au corps et tout ramener sous les yeux de mes compatriotes. Ils pourraient me protéger et, au besoin, je pourrais retirer de son dos toute balle amie révélatrice avant que quiconque puisse examiner le corps.
Ainsi aurais-je sans aucun doute agi si Schmidt avait pris ne serait-ce qu’une demi-heure de moins pour toute son affaire. Mais il faisait désormais trop clair pour que je me hasarde à avancer, tant du point de vue de ma propre sécurité que de celui de mon repérage par mes propres tranchées. Je maudis sa progression laborieuse. Pourquoi ne s’était-il pas mis en marche plus tôt ? Je sais que, si je m’étais engagé dans une telle expédition, je n’aurais pas autant traîné. Je serais déjà de retour chez nous.
Schmidt a dû comprendre lui aussi que le temps arrivait à expiration. Car à ce moment, il a sorti la tête par-dessus le rebord du cratère, réuni l’épée et le casque et s’est mis à courir, plié en deux. Il n’avait pas couvert plus de dix mètres quand j’ai entendu le claquement lointain d’un fusil et que j’ai vu une brève lance de flamme jaillir précisément de la direction du secteur K. Les Messieurs* s’étaient réveillés en découvrant le larcin. Les Messieurs* savaient tirer. Schmidt écarta les bras et s’abattit en avant, bras en croix dans la poussière.
Cela tombait encore mieux que j’aurais pu l’imaginer. Je serrai les bras autour de moi, de plaisir. La Providence sait décidément être très aimable.
Il ne me restait plus, à présent, qu’à attendre le soleil.
Une heure passa avant que j’entende les premiers mouvements dans nos tranchées. Le concert habituel de pets, de grommellements et de gémissements, suivi par le sifflet des cantiniers et des ordonnances tandis qu’ils allaient et venaient avec le café et l’eau bouillante de leurs maîtres. Sous peu, on allait repérer le corps de Schmidt, et ensuite on me verrait et on supposerait que j’avais agi sur une impulsion de loyauté héroïque pour sauver le corps d’un Kamerad.
J’estimais que tant que je restais suffisamment plaqué au sol, je pourrais me tortiller jusqu’au trou de surveillance. Mon propre camp aurait sans doute l’idée de lancer des fumigènes. Ensuite, un retour précipité jusqu’aux barbelés suivi par une scène larmoyante et wagnérienne qui me verrait repousser toute adulation pour m’éloigner d’un pas noble afin de communier avec mon chagrin.
Même une tactique aussi puérilement évidente que l’écran de fumigènes a mis du temps à leur venir à l’esprit. J’ai découvert plus tard que c’était dans la cervelle épaisse de Hans Mend que l’idée avait fini par pénétrer. Grand Dieu, se dire que ma vie a reposé entre les mains de tels abrutis !
Mais la fumée a fini par arriver, ce qui a également eu l’avantage d’aider à produire des larmes de façon vraiment merveilleuse pour la scène finale. Une fois que j’ai été sûr de correctement…
« La lecture est distrayante, j’espère ? »
Sous le choc soudain de la voix de Rudi dans la pièce, Hans laissa tomber le journal sur le bureau, et se remit debout d’un bond.
Rudi Gloder se tenait sur le seuil, l’observant, un sourire amusé sur le visage. « Tu ne sais pas qu’il est impoli de lire le journal de quelqu’un sans demander d’abord sa permission ? »
Hans découvrit que sa voix ne fonctionnait plus. Il essaya de parler, mais aucun mot ne sortit. Rien que des larmes. Des larmes et une dévorante fringale de vengeance.
Histoire abrégée
Les célèbres pancakes de chez PJ
« Tu as faim, Mike ?
— Je crève de faim.
— Je t’ai promis PJ, alors allons-y. »
Je suivis Steve le long du trottoir, du sidewalk, comme vous voudrez, et je regardai autour de moi.
« Ici, c’est Nassau, annonça Steve en suivant mon regard. La rue principale de Princeton. Elle porte le nom du prince Guillaume d’Orange-Nassau, enfin, du moins, c’est ce qu’on m’a raconté. À gauche, le campus, les bars, les cafés et les librairies, et à droite tout le reste.