— C’est plutôt pittoresque.
— Ouais, trop, peut-être. Là-bas, la place, c’est Palmer Square et, entre ici et Palmer Square, se trouve Witherspoon, siège de l’A&B. » Il inclina la tête en me regardant d’un air interrogatif, en attendant, manifestement, une réaction ou une autre.
« Euh… l’A&B ?
— L’Alchemist & Barrister. C’est un pub ? » ajouta-t-il avec cette intonation qui montait en forme de question, typique des Américains et des Australiens.
« Un pub ? Je ne pensais pas que vous employiez le mot pub en Amérique.
— Mais si, bien sûr. Parfois. Particulièrement à Princeton. Et tout particulièrement quand il s’agit d’un bar irlandais comme l’A&B. Nous étions là hier au soir, en fait, à nous enfiler des Sam Adams et des Absoluts sans nous soucier du lendemain.
— Des Sam Adams ?
— C’est de la bière, une bière brune. Comme de l’ale ? On en a bu plusieurs pintes, avec pas mal de vodkas pures en accompagnement.
— Et nous étions là-bas la nuit dernière ? Toi et moi ?
— Toi, moi, d’autres types. »
J’ai hoché la tête lentement. « Je me souviens d’avoir gerbé, ça, oui. C’est à ce moment-là que je me suis réveillé. Pour ainsi dire.
— Ouais, c’est arrivé dehors, sur Palmer Square. Tu t’es cogné la tête dans le mur contre lequel tu gerbais. Le doc Ballinger pense que ça pourrait venir de là. Du coup sur la tête.
— Ça, quoi, Steve ? » demandai-je en le regardant bien en face et en essayant de maintenir le couvercle sur la panique qui montait en force en moi. « À ton avis, quel est mon problème ? Ça se passe comme ça, l’amnésie ? Les gens se mettent à parler avec l’accent britannique et à s’imaginer qu’ils vivent à “Cambridge, Angleterre” au lieu de “Hertford, Connecticut” ? Ça arrive couramment ? Que t’a raconté le docteur ? Tu as passé assez de temps avec lui. Il doit bien avoir sa théorie. »
Il évita mon regard. « Le doc Ballinger a dit d’y aller doucement. D’essayer de te faire apprécier ta situation, aussi dingue que ça puisse paraître. De ne rien forcer. On va simplement se promener en ville, sur le campus, faire tout ce qu’on fait normalement. Tout va bientôt te revenir, tu peux le parier. Et puis, cet après-midi, on ira voir un gars, Taylor.
— Qui est-ce ?
— Oh, un professeur.
— Un psychiatre ?
— Ouais, un truc comme ça. Mais bon, quoi ? Je veux dire, si ça se trouve, il va juste te taper derrière l’oreille avec un de ces petits marteaux pour les réflexes et tu redeviendras toi-même.
— Donc, tu vas t’occuper de moi ? Me montrer où tout se trouve ? Me rappeler où tout se trouve. M’aider à réveiller de vieux souvenirs ? »
Il haussa les épaules. « On dirait, oui.
— Est-ce qu’on est… » Je déglutis. « Est-ce qu’on est bons amis, alors ? Toi et moi ? Pardon, je sais que ça paraît barge, mais tu vois, je ne me souviens vraiment de rien, de rien. Alors, il faut qu’on me rappelle même les plus insignifiants détails… Je ne veux pas dire que l’amitié est insignifiante, me hâtai-je d’ajouter. Je veux dire les choses de base… J’ai besoin qu’on me rappelle les choses les plus basiques. Je déduis qu’on est amis… des buddies, c’est bien le mot ? »
Je continuai de déblatérer dans ce style, car j’avais remarqué que Steve commençait à rougir et je voulais lui laisser le temps de se reprendre. C’était, après tout, une question ridicule à poser à quelqu’un.
« Ouais, je crois qu’on pourrait dire ça, réussit-il à répondre. Je crois qu’on pourrait dire qu’on était buddies.
— Est-ce que… pardonne-moi, je sais que c’est grotesque à dire, mais tu entends ça au sens de meilleurs amis, ou existe-t-il quelqu’un qui me connaîtrait mieux ?
— Heu…
— Je ne veux pas dire, interrompis-je en toute hâte, je ne veux pas dire que ça me déplaît que tu t’occupes de moi. Ni que je ne t’en suis pas gré. C’est juste… tu sais… je me posais la question… c’est tout. »
Ce pauvre Steve ne savait plus où regarder. J’étais désolé de l’embarrasser à ce point, mais, bon Dieu, j’avais besoin de me raccrocher à quelque chose.
« Fichtre, Mike, je sais pas trop quoi dire. Je pense te connaître aussi bien que n’importe qui, mais…
— Je suis plutôt un solitaire », suggérai-je, pour l’aider. « Ça, je le sais. Peut-être… que j’ai… » Une image de Jane penchée sur moi me vint soudain en tête, « …je ne sais pas, une petite amie ? »
Il ralentit, puis s’arrêta, et sa réponse sortit en un désordre embarrassé, rauque et à peine audible. « Pas de petite amie. Enfin… je veux dire… Pas à ma connaissance. Voilà.
— D’accord, merci. »
Steve hocha la tête, toujours incapable de me regarder en face, et puis, levant les yeux, déclara sur un ton plus soulagé, ravi d’une occasion de changer de sujet : « Hé bien, voilà, c’est là ! »
Il montrait du doigt de l’autre côté de la rue une boutique ordonnée autour d’une entrée centrale. Chez PJ s’inscrivait en gros caractères ombrés sur un auvent rayé rouge et blanc au-dessus de la porte.
« Chez PJ ! » expliqua Steve, inutilement, ajoutant d’une voix en fanfare : « Siège des célè-è-èbres pancakes de chez PJ ! »
Il faut que j’y aille doucement, me dis-je tandis que nous traversions la rue. Je vais avoir besoin de ce type pour me remettre en ordre, et il ne servirait à rien de me l’aliéner ou de l’embarrasser. Pour ce que j’en sais, il me considère comme un crétin, n’a jamais vraiment été mon ami et agit par simple politesse parce que c’est lui qui m’a mis au lit et qui m’a trouvé ce matin. Il préfèrerait sans doute se trouver à un million de kilomètres d’ici.
Ayant de maigres connaissances de première main sur les Américains, du moins me semblait-il, je fus surpris de l’embarras si évident de Steve quand je l’interrogeais sur le chapitre des meilleurs amis et des petites copines. Nous autres Britanniques nous reprochions sans cesse notre incapacité à parler de relations et de sentiments personnels, et reprochions sans cesse aux Américains leur incapacité à parler d’autre chose. Nous avions dû mal comprendre. Je me disais « Nous autres, Britanniques » parce que, en dépit de tous les témoignages, des preuves directes et indirectes du contraire, je m’accrochais toujours à la conviction que j’étais anglais, élevé dans le Hampshire, et qu’on avait commis une catastrophique erreur ou que quelqu’un me montait un canular.
Après tout, P’tit Chiot, me dis-je, tu n’aurais pas davantage pu inventer ton accent, ton vocabulaire, tes vagues souvenirs d’une fille prénommée Jane et d’un endroit du nom de St-Matthew que tu n’aurais su feindre ce coup d’œil instinctif du mauvais côté de la route au moment de traverser… Hé là ! Une nouvelle idée me frappa tandis que j’esquivais une voiture mécontente.
P’tit Chiot ! Je venais de m’appeler P’tit Chiot. Ça sortait d’où, ça ?
Nous atteignîmes l’autre côté de la rue. « Dis-moi quelque chose, Steve, fis-je. Est-ce qu’on m’a jamais appelé P’tit Chiot ? Comme surnom, je veux dire. P’tit Chiot, ou Toutou ? »
Sa bouche s’élargit en un large sourire tandis qu’il me tenait ouverte la porte de chez PJ. « Je ne t’ai jamais entendu appeler comme ça. Juste Mike, ou Mikey. Mais P’tit Chiot, ça te va. Pas mal. P’tit Chiot ! Ouais, ça me plaît…