— Bizarre, dis-je en le suivant à l’intérieur, parce que j’ai l’impression que ça me plaît pas du tout, à moi. »
Nous nous assîmes à une table à côté de la vitrine, dominant Nassau Street. Dominant Nassau, devrais-je dire, je suppose. Sur la table, je vis une salière, une poivrière, un distributeur chromé de serviettes en papier, un petit pichet de lait chromé, une bouteille de ketchup Heinz, un pot de moutarde Gulden et un cendrier.
Le premier geste de Steve en s’asseyant fut de sortir un paquet de cigarettes Strand et de le secouer pour en tirer une qu’il tendit vers moi.
« On n’est jamais seul avec une Strand, dis-je en refusant.
— Euh, pardon ?
— Tu sais bien, cette campagne d’affichage, dans toute l’Amérique ? Des billboards comme vous dites. Dans les années cinquante, je crois. Elle disait On n’est jamais seul avec une Strand. Un légendaire naufrage publicitaire. L’image d’un type tout seul, en train de fumer. Ça a détourné par millions les gens de la marque, ils ont commencé à l’associer avec des ratés pitoyables.
— Ah ouais ? Jamais entendu parler de ça. Tu es sûr que tu n’en veux pas une ?
— Certain. » Puis je me souvins qu’à mon réveil ce matin, il y avait un paquet sur ma table de nuit. Je compris soudain l’implication. « Mon Dieu, m’exclamai-je. Tu veux dire que je fume ?
— Des Lucky. Enfin, tu en fumais hier soir. Deux paquets. Mais si tu n’en veux pas… hé, c’est une sacrée occasion d’arrêter.
— Assez bizarrement. J’ai besoin de quelque chose. J’ai une sorte de trou au milieu de moi. Je croyais que ça avait un rapport avec ma… tu sais, le fait que je n’arrive à me rappeler de rien… Peut-être, allez… Je vais en essayer une. »
Je pris une cigarette. Steve me l’alluma avec un Zippo en bronze, immobilisant ma main pendant qu’il allumait le bout.
« Ouah, dis-je en inhalant. Oh oui. Voilà clairement de quoi j’avais besoin. Bon Dieu, que c’est bon ! Pourquoi est-ce qu’on ne m’en a jamais rien dit ? Enfin, manifestement, je savais. » Je regardai autour de moi, soudain plus heureux et m’aperçus que pas mal de gens fumaient. « Étonnant, dis-je. Je croyais les fumeurs pratiquement éradiqués, en Amérique. »
Steve rit et allait répondre quand…
« Salut, Mikey, salut, Steve ! » Une serveuse apparut avec deux menus et deux verres d’eau glacée.
« Salut… Jo-Beth », répondis-je en déchiffrant le badge sur son tablier.
« Qu’est-ce que je peux vous proposer, ce matin, tous les deux ? » demanda-t-elle en nous remettant à chacun un menu et en cueillant deux serviettes en papier dans le distributeur chromé. Elle avait placé les serviettes en papier comme dessous de verre, installé un verre d’eau sur chacun et tiré son carnet de commandes avant que j’aie eu une chance de regarder le premier plat sur ce qui apparaissait comme un menu d’une énormité et d’une complexité improbables.
« Euh… », dis-je, nerveux, en regardant son stylo en suspens au-dessus du carnet. « Toi d’abord, Steve.
— Je pense que je vais prendre comme d’habitude, Jo-B, et Mikey ici prendra la même chose.
— Oh, mais que vous manquez d’esprit d’aventure, tous les deux… », soupira-t-elle avec un dédain ironique, tout en reprenant les menus, en griffonnant sur son carnet et en s’éclipsant.
« Un de ces jours, on va te surprendre, lui lança Steve tandis qu’elle s’éloignait.
— Heu, question évidente, je sais, chuchotai-je en me penchant en avant, mais je prends quoi, d’habitude ? »
Steve frétilla. « Attends, tu verras bien…
— Tu sais, dis-je en considérant avec affection le bout embrasé de ma cigarette. Une partie de moi commence à apprécier tout ça. C’est tellement dingue, tellement déroutant.
— Bien sûr. Voilà exactement comment il faut voir les choses.
— On se croirait au cinéma, dans une scène de Total Recall.
— Total Recall ? J’ai jamais vu ce film.
— Non ? Arnie, Sharon Stone… d’après une nouvelle de Philip K. Dick ? »
Il secoua la tête. « J’ai dû rater ça. Bon, alors, les lieux sont familiers ? Quelque chose te revient ? L’odeur des pancakes, les vitrines embuées, la couleur des murs ? »
Je secouai la tête, mais en souriant. « Noo-on. Enfin, pas exactement. Mais cette atmosphère, ce genre de restau, je les ai vus dans un millier de films.
— Tu vois, ça, c’est vraiment bizarre, Mike. Ton accent anglais. Il est presque parfait, tu sais ? Mais tu emploies des mots que les Rosbifs n’emploient jamais. Les Anglais disent films, pas movies et nice, pas cute, pour sympa, et s’exclament Oh, by Jove, ce genre de choses{Les différences de vocabulaire entre anglais et américain vont souvent intervenir dans les dialogues. Nous avons pris le parti dans la traduction de limiter au maximum l’intrusion du langage original, ne citant les mots que lorsque la nécessité s’en fait sentir (N.d.T.).}.
— J’ai toujours dit movies. Beaucoup d’Anglais font de même. Et cute, également. Après tout, ce n’est pas comme si nous n’étions pas en permanence exposés à la culture américaine, non ? En fait, Jane prétend que je parle comme… » Je m’arrêtai net, fronçant les sourcils.
« Jane ? Qui c’est, Jane ? »
Je me frottai le nez, comme le font les fumeurs. « Je ne sais pas bien. Elle porte une blouse blanche et elle m’a quitté. Elle a gardé la Renault Clio.
— La quoi ?
— C’est une marque de voiture. Une voiture française. Une Renault Clio.
— Comme Cléopâtre ?
— Non, C-L-I-O.
— Whig-Clio ! » Steve donna une claque à la table dans son enthousiasme.
« Pardon ?
— Whig-Clio, ce sont deux bâtiments sur le campus. Ils ont des centaines d’années. Nous étions là-bas, la nuit dernière, à la Société cliosophique.
— La Société cliosophique ?
— Mais bien sûr, tu ne vois pas ? Il y avait un débat sur les relations politiques entre l’Amérique et l’Europe. C’était vraiment rasoir, ce qui fait qu’on est partis tôt. Donc, je veux dire, ce qui s’est passé, peut-être, c’est que tu as pris ce coup sur la tête, tu t’es endormi, soûl comme un sconse et ensuite, tu as rêvé ! Un rêve tellement intense que tu n’en es pas complètement sorti. D’accord ? Tu as rêvé que tu étais en Angleterre et tu as inventé cette voiture, ta Clio française, parce que tu avais ça en tête ! Voilà ! Je parie que c’est ça ! »
Je le fixai en voulant y croire, mais j’étais sceptique, à l’intérieur. « Ça se pourrait, je suppose…
— À tous les coups !
— C’est quoi, précisément, une Société cliosophique ?
— Oh, tu sais, ils organisent des débats. On l’a appelée comme ça d’après Clio, la Muse de l’Histoire ou un truc de ce genre.
— L’Histoire ! Bien sûr… l’Histoire. » De petits filets de mémoire commencèrent à s’infiltrer dans ma tête. « C’est mon truc, ça, l’Histoire, non ?
— Oh, bon sang, tu lis des tas de choses, j’en sais rien.
— Je voulais dire que j’étudie l’Histoire. Je… Comment dit-on ? L’Histoire est ma matière principale ? »
Il me fixa un moment avec attention pour s’assurer que je ne plaisantais pas.
« Sois sérieux, Mike. La Philosophie. Ta matière principale : la Philosophie. »