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— Je préfère cette théorie, dis-je après un peu de réflexion. Et l’endroit où je me suis réveillé ? Comment ça s’appelle ?

— Oh, c’est Henry Hall, une résidence universitaire sur le côté ouest du campus, dans ce qu’on appelle les Bas-fonds.

— Les Bas-fonds ?

— Ouais, enfin, c’est très pittoresque. On appelle ça les Bas-fonds parce qu’ils se situent loin à pied du centre du campus où se trouvent tous les grands réfectoires des élèves des classes supérieures. Mais c’est un endroit sympa pour y dormir, proche d’University Place où se trouve le magasin de Princeton University, du Macartney Theater, du Wawa Minimart, une supérette impeccable. Et ça, ici, poursuivit Steve en indiquant un petit bâtiment ornementé devant nous, voici la Maison des Étudiants de Chancellor Green. Les gens y traînent pas mal. Y a de la bouffe, des jeux et des trucs dans la Rotonde. Tu le reconnais, non ? »

À peine si je l’écoutais car, émergeant par la porte, il y avait quelque chose, une personne devrais-je dire, que je reconnaissais sans le moindre doute. Cette simple vision provoqua une décharge brûlante de souvenirs qui déferla en moi comme le téléchargement de RAM à chaud chez Johnny Mnemonic… Johnny Mnemonic… Keanu Reeves… Keanu Young, Surfeur en… Jane… de petites pilules orange… Tant de choses me revenaient d’un coup que j’ai eu l’impression de frôler la surcharge.

« Double Eddie ! ai-je crié. Bon Dieu, Double Eddie ! »

Double Eddie a regardé dans ma direction, puis par-dessus son épaule comme s’il supposait que je m’adressais à quelqu’un d’autre.

Je me détachai de Steve pour courir vers lui. « Putain ! » me suis-je exclamé, le souffle court. « Ce que je suis content de te voir ! Comment ça va ? Est-ce que tu as la moindre idée de ce qu’il se passe ici ? »

Il me considéra d’un œil vide. « Pardon ? »

Je posai une main sur son épaule. « Allez, déconne pas, Eddie. C’est bien toi, non ? Je te reconnaîtrais n’importe où. »

Le regard d’Eddie alla de moi vers Steve, qui se hâtait derrière moi.

« Je crois qu’il vaudrait mieux continuer, Mikey, déclara Steve.

— Mais je connais ce type. Tu t’appelles Double Eddie, pas vrai ? »

Double Eddie secoua la tête. « Désolé, vieux. C’est Tom. »

Son accent américain me piqua au vif, me mettant en fureur. « Non ! » Je le secouai brutalement par l’épaule. « Je t’en prie, me fais pas ce coup-là. Tu es Edward Edwards. Je le sais.

— Ho, on se calme, hein ! Bien sûr, je m’appelle Edward Edwards. Edward Thomas Edwards, mais je te connais pas. »

Steve retira doucement ma main de l’épaule de Double Eddie. Je le percevais, plus que je ne le voyais, en train de faire un geste en direction d’Eddie, derrière moi. Se tapoter la tête de l’index, probablement. Excuse mon copain, s’il te plaît, il est dingue.

« Mais quand tu étais à Cambridge, ai-je insisté au désespoir, tu t’appelais Double Eddie, à l’époque. Tu étais en couple avec James McDonell. Vous vous êtes disputés et j’ai ramassé tous vos CD, tu te souviens ? »

Double Eddie devint écarlate et recula d’un pas. « C’est quoi, ces conneries ? Je te connais pas. Fous-moi la paix, tu veux ?

— Pardon… dis-je en passant mes doigts dans mes cheveux courts… Je ne voulais pas. Mais tu ne te souviens pas ? St-Matthew ? Ta collection de CD ? James et toi, vous habitiez au F4, sur Old Court. Vous vous êtes fâchés, mais vous vous êtes remis ensemble, et tout allait bien.

— Putain, mais tu me traites de pédé ? » Double Eddie, le visage cramoisi, m’assena une solide bourrade en pleine poitrine. Je tombai en arrière contre Steve.

« Holà, holà, holà ! fit Steve. Laisse tomber, tu veux. Mikey, là, a eu un accident. Il s’est cogné la tête. Sa mémoire lui joue des tours. Il ne le fait pas exprès. Tout le monde se calme, d’accord ?

— Ah ouais, fit Double Eddie. Hé ben, dis-lui de fermer sa gueule avec ses saloperies d’histoires de pédé, d’accord ? Sinon je vais encore la lui cogner, moi, sa tête.

— Pfooouu ! » s’exclama Steve, tandis qu’Eddie s’éloignait. « Il faut y aller mollo, mon vieux. Tu peux pas aller raconter des trucs comme ça.

— Mais c’est lui ! » dis-je, en regardant le dos d’Eddie qui s’en allait, avec des souvenirs tellement clairs de sa traversée théâtrale d’Old Court et de ses furieuses semailles de CD sur toute la pelouse. « Je le sais bien, quand même. Et puis, c’est quoi, cette homophobie ?

— Cette QUOI ?

— Je veux dire, où est le problème à être pédé ? »

Steve me dévisagea. « Tu plaisantes ?

— Ben, je veux dire, surtout en Amérique. Je croyais que c’était branché. Tu sais, à la mode. Il s’est comporté comme un trouffion macho. »

Il y avait une peur réelle dans les prunelles de Steve. « Je crois qu’il vaudrait mieux que tu rentres à Henry Hall. Que tu te reposes un peu avant d’aller voir ce professeur Taylor. Pour t’éviter de choquer encore quelqu’un.

— Oui », dis-je. Les nouveaux souvenirs déclenchés par la vision de Double Eddie se déversaient en moi avec tant de violence que je les sentais presque clapoter contre mes dents. « Tu as raison. J’ai besoin d’être seul. »

Histoire révisée

Sir William Mills (1856–1932)

Gloder, assis seul à son bureau, attendait que tombe la nuit.

Devant lui se trouvait une lettre annonçant qu’on lui avait officiellement décerné une Croix de Fer de Première Classe, Ordre du Diamant. Il lui sourit une fois de plus, puis poussa le papier loin de lui, vers le haut du bureau. Tout se passait si merveilleusement bien, tellement au-delà de ce qu’il aurait estimé pouvoir accomplir par la seule force de sa volonté. Gloder n’était pas un homme enclin aux idées extravagantes ni à une foi dans la puissance d’une providence qu’on n’aiderait pas, ou à l’inéluctabilité du destin assigné à l’individu. En homme équilibré, il croyait que, quelque part entre les deux, entre la volonté et le destin, existait l’espace dans lequel l’on pouvait bâtir son avenir à partir de matériaux octroyés par le destin.

Rudi se jugeait également altruiste, car, en prenant la mesure des talents qu’il avait reçus à la naissance, il avait su d’instinct qu’ils ne lui appartenaient pas en propre, pour les gaspiller en plaisirs triviaux et en une carrière personnelle vulgaire. D’aussi loin qu’il pouvait se souvenir, il avait su qu’il devait employer ses dons pour diriger ses frères humains, cette masse immense qui ne possédait rien de sa clairvoyance et de sa science, ni un dixième de ses capacités d’endurance, de concentration et de réflexion.

Chez un autre homme, on aurait considéré une telle assurance comme de l’arrogance, voire de la monomanie. Chez Rudi, on pouvait l’interpréter comme une sorte d’humilité. Il y avait peu d’hommes, aucun assurément dans cet enfer de la guerre, à qui il parviendrait à expliquer cela. Il avait un jour essayé de le coucher par écrit.

« Représentez-vous un homme, avait-il écrit, dont l’ouïe est si fine qu’aucun son n’échappe à ses oreilles. Le moindre chuchotement, le moindre grondement au loin, lui parviennent avec clarté. Soit un tel homme perdra la raison dans le chaos des bruits qui assaillent son cerveau en permanence, soit il devra concevoir des méthodes d’écoute, des systèmes pour décomposer ce déluge de bruits en motifs compréhensibles. Il doit transmuter tout ce fracas du monde en une forme cohérente, en un genre de musique.