« Il en va ainsi avec moi : je vois, j’entends, je perçois, je sais tellement plus de choses que le commun de l’humanité que j’ai établi un système, une musique générale du monde qui serait incompréhensible à qui que ce soit d’autre, mais qui pare tout d’une forme et d’une structure que je peux appréhender. Chaque seconde de chaque jour, de nouvelles sensations, de nouvelles perceptions s’ajoutent à cette musique, si bien qu’elle grandit. »
Il ne trouvait pas prétentieux ni irréaliste de sa part de se décrire si haut au-dessus du lot commun de l’humanité. Bien entendu, il avait rencontré des hommes d’une culture intellectuelle plus aiguë. Hugo Gutmann, par exemple, avait lu plus de choses et dépassait Rudi par sa vivacité en matière de pensée philosophique abstraite. Mais Gutmann n’avait pas aucune empathie avec les gens, aucune habileté avec les sots, aucune capacité (pour filer la métaphore musicale) à s’immerger dans les mélodies plus grossières de l’humanité, les chansons scandées des Bierkeller du conscrit ou les ballades sentimentales de la bourgeoisie. D’ailleurs, Gutmann était mort. Sur un autre plan, Gloder avait rencontré des hommes plus doués pour les mathématiques et les sciences qu’il ne le serait jamais, mais de tels hommes étaient dénués du moindre sens de l’Histoire, de toute imagination ou de camaraderie. Il avait rencontré des poètes, mais ces poètes n’aimaient pas les faits, les chiffres ou le développement logique des idées pures. Des philosophes, il en avait connu ou lu, plongés dans leur maîtrise de l’abstraction, mais de tels hommes ne connaissaient rien à la chasse au cerf ni au labour à la charrue. À quoi bon déterminer la quatre-centième décimale de π ou préciser l’ontologie de l’esprit humain, quand on ne sait pas échanger quelques propos avec un compatriote sur le meilleur moment pour faire descendre le troupeaux des pâturages ou accompagner avec aisance un ami qui choisit des putains ? Et d’ailleurs, à quoi sert le sens du quotidien qui vous ouvre les cœurs et les esprits de la masse, si vous êtes incapable de pleurer aussi devant la mort d’Isolde, où l’amour humain s’étire pour devenir la plus fine pointe de l’Art pur, s’affine encore dans le spirituel pour se transcender dans le néant ? Ainsi Gloder voyait-il les choses.
Il se leva et se rendit une fois de plus à la porte de communication avec sa petite chambre. Hans Mend gisait sur le lit, ses yeux ahuris fixant le plafond avec intensité comme s’il essayait de se remémorer un souvenir perdu de son enfance ou d’effectuer une addition compliquée.
Gloder refusait de se reprocher d’avoir été assez sot pour laisser son journal dans un tiroir non verrouillé. Le temps que l’on gaspille en récriminations contre soi-même est mieux employé à apprendre. L’erreur n’avait pas été fatale et ne se produirait plus jamais. D’ailleurs, on pouvait la changer en avantage. Désormais, son nouveau journal (l’ancien achevait de charbonner dans l’âtre) serait un document qui accueillerait volontiers la découverte.
Rudi pouvait également tirer de l’intensité du choc et de la trahison éprouvés par Mend une certaine satisfaction. Une douleur si profonde ne pouvait émaner que d’un homme qui avait placé tout son cœur et son âme dans sa foi en le Hauptmann Rudolf Gloder et sa grande valeur. Mend comptait parmi les hommes de troupe les moins imbéciles, et si un tel individu avait pu aller si profondément dans l’adoration, combien plus loin iraient les Néandertal des autres rangs ?
L’instant en lui-même avait été presque entièrement comique.
« La lecture est distrayante, j’espère ? » avait lancé Rudi sur le seuil, en choisissant son moment pour prononcer la remarque, comme un acteur comique saisit l’instant précis pour lâcher la chute d’un gag.
En proie à une panique totale, Hans se remit debout d’un bond, comme un écolier surpris à lire les passages cochons de l’Anthologie de la Grèce.
« Tu ne sais pas qu’il n’est pas poli de lire le journal de quelqu’un sans lui demander d’abord sa permission ? »
Ce pauvre Hans parut rester planté là une bonne minute, la bouche agitée, le visage blême d’indignation et de peur. En réalité, Rudi le savait, ils n’étaient pas restés face à face plus de trois secondes, mais le temps badine en de telles occasions. Même sous pression, Rudi avait pris le temps de songer aux travaux d’Henri Bergson et au fonctionnement du temps intérieur.
Il s’était approché de Hans durant ce bref laps de temps et avait pris le journal sur le bureau avec un calme parfait.
« Je dois présenter mes excuses pour le manque de valeur artistique là-dedans, mon cher Mend, dit-il sur le ton d’un gentleman érudit et las. Les pressions de la guerre, tu comprends. On ne peut pas toujours atteindre une primeur de style tout en élégance littéraire dans la gueule du canon. Je vois que cela ne t’a pas du tout impressionné. »
Il avait pris le journal malgré le coûteux veau raciné et, tournant tout le temps le dos à Mend, l’avait laissé choir dans l’âtre, arrosé de paraffine, et y avait mis le feu. « Sévère jugement critique », avait-il soupiré, toujours sans se retourner pour regarder Mend, dont il entendait clairement la respiration laborieuse derrière lui, « mais juste, sans doute. »
Du bout d’une botte cirée avec soin, il remua les pages qui flambaient, puis se tourna pour voir Mend qui avançait sur lui, Luger à la main.
« Démon ! »
La voix de Mend ne dépassa pas un chuchotement rauque.
« Je ne crois pas, répliqua Rudi, manifester un attachement excessif aux règlements et protocoles mesquins qui empoisonnent notre existence ici. Je me sens toutefois obligé de signaler que l’emploi d’armes de poing est réservé à la classe des officiers. Des fusils pour les hommes, des pistolets pour les officiers. Une coutume sotte, sans doute, mais j’estime que l’on doit adhérer à ces traditions, même à son corps défendant, de crainte que l’indiscipline n’éclate autour de nous, comme le typhus.
— Ne vous en faites pas, Hauptmann, cracha Mend, ce pistolet vous est réservé. »
L’expression de stupeur sur le visage de Mend, lorsqu’il avait pressé la détente, était comique et – Rudi, après tout, n’était pas inhumain – assez pitoyable.
« Kaput », expliqua Rudi en tapotant l’étui qui contenait son Luger en état de marche.
Mend resta sottement planté au centre de la pièce, la détente répétant ses claquements mats tandis que son doigt appuyait et appuyait encore. Finalement, il laissa choir le pistolet sur le sol et fixa Rudi comme en un rêve, toute fureur drainée de son visage.
Sans un mot, Rudi approcha, les deux bras tendus devant lui comme un somnambule, ou peut-être comme le Maréchal* français se préparant à donner officiellement l’accolade sur le terrain de défilé. Ses pouces trouvèrent le cou de Mend sans résistance et appuyèrent sans difficulté vers l’intérieur, sur la gorge.
Mend ne dit pas un mot et son corps n’effectua aucun geste pour se protéger. Il n’eut pas la présence d’esprit de lâcher un juron ou de hurler à l’aide. Tout le temps, ses yeux noyés de larmes demeurèrent fixés sur ceux de Rudi. L’expression de ces prunelles aurait pu déconcerter ce dernier, lui inspirer de la honte, sans la passivité – non, plus que de la passivité – le consentement avide, soumis qui s’y inscrivait. Mend avait à la gorge des ganglions et des tendons mous et malléables comme des seins de femme. Au moment de mourir, ses yeux s’exhaussèrent hors de leur puits de larmes, mais, avec le dernier soupir contraint, ils se rétractèrent comme des bulles de boue gonflées où le gaz des marais n’a pas assez de force pour crever.