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Rudi avait étendu le corps sur son lit, fermé à clef la porte de communication et quitté son bureau pour s’élancer bruyamment dans le couloir, enveloppe à la main, poussant des hourras et des rires tonitruants.

« Regardez ce que le Stabsgefreiter Mend a laissé sur mon bureau ! s’était-il écrié en faisant irruption dans le bureau d’Eckert. Où est-il ? Quand est-il passé ? Au messager la première gorgée de cognac ! »

Eckert s’était souvenu de l’arrivée de Mend avec la sacoche de l’après-midi, à peu près deux heures plus tôt.

« Mais qu’importe Mend, fit le commandant. Mes félicitations, Hauptmann Gloder ! Et permettez-moi de vous dire que je n’ai jamais eu plus de plaisir à soutenir une telle recommandation ! Je sais que je parle aussi au nom du colonel. »

Rudi avait souri d’un air embarrassé et dégluti délicatement avec modestie. « Mon commandant, vous êtes trop bon avec moi. Tout le monde est beaucoup trop bon. J’espère, si la stratégie d’ensemble le permet, que je pourrai inviter autant d’officiers et d’hommes de troupe qu’on pourra en éloigner pour une fête, ce week-end ? Au Coq d’or ? Cette récompense appartient à tout le régiment et le régiment devrait être récompensé. Les officiers autant que les hommes du rang.

— Vous êtes un brave homme, Gloder, répondit Eckert, mais puis-je suggérer que, si vos rapports de camaraderie avec les autres rangs vous font honneur, l’excès de fraternisation n’est pas convenable, chez un adjudant ? En particulier, ajouta-t-il avec un sourire narquois, chez un adjudant bien placé pour une promotion ?

— Herr Major ? » Rudi retint son souffle, sous le coup de l’étonnement.

« Allons, allons ! Il n’y a pas de secret, le Quartier général de l’état-major vous guigne depuis un moment. Oui, je sais ce que vous allez dire… » Eckert leva la main pour retenir les protestations de Rudi, « …vous voulez rester au front, auprès des hommes. Tout cela est très bien, mais les faits demeurent : les hommes intelligents à l’expérience établie sont parfois plus utiles à l’arrière. »

En fin de journée, Gloder avait gravi l’escalier menant à ses quartiers. Un peu plus tôt, dans les tranchées, il avait demandé Mend, mais on lui avait répondu qu’il était absent, qu’on le supposait de service sur les lignes quelque part. On ne savait jamais trop bien la position des messagers, après tout. Rudi était donc rentré, en fin de soirée, les omoplates endolories par les claques de félicitation dans son dos, et il avait donné deux bouteilles de schnaps aux hommes de la salle de garde avant de se retirer pour la nuit.

Il était par conséquent assis pour l’heure à son bureau, la porte de communication ouverte sur sa chambre et le corps de Mend en train de se raidir fixait toujours le plafond avec une expression grave et concentrée.

« Cher et fidèle Hans, dit Rudi. Ta déplorable curiosité t’a privé de l’occasion d’assister à ma plus belle heure de gloire. Dans quelques semaines, je serai le commandant Gloder, l’enfant chéri de l’état-major. Je passerai mes journées dans un château princier, à croquer du chocolat et à déplacer de petits soldats de plomb sur des cartes jusqu’à la fin de cette guerre imbécile. En attendant, ne me dérange pas. Je réécris mon journal. »

À trois heures du matin, Gloder se leva avec raideur de son ouvrage et descendit aux cuisines. Tout était calme quand il se glissa dans la cour par la porte de derrière.

Rudi trouva une brouette et la poussa contre le mur sur un côté, sous sa fenêtre. La plus proche sentinelle de garde devait se trouver de l’autre côté de la ferme, et presque à coup sûr, si l’aimable cadeau d’un schnaps de célébration avait accompli son ouvrage, dormir à poings fermés dans une stupeur éthylique.

De retour à l’étage, Rudi ouvrit le tiroir de son bureau et fouilla à l’intérieur. Ensuite, il se rendit dans la chambre, passa la sacoche des dépêches sur les épaules de Mend et souleva le corps, pour le transporter sans effort jusqu’à la fenêtre ouverte. Il le laissa choir juste à côté de la brouette au-dessous. Des os se brisèrent comme des branches sèches quand le cadavre, désormais saisi par la rigidité de la mort, percuta le sol.

Véhiculant sa cargaison roide et cassée à travers la nuit, en direction des caillebotis du Kurfürstendamm, Rudi eut l’impression d’être un meunier en train de vendre des sacs de farine dans un vieux village à la campagne. Il se mit à siffloter doucement la mélodie ondoyante de l’adaptation par Schubert de Die Schöne Müllerin{En français, La Belle meunière, cycle de lieder de Schubert d’après des poèmes de Müller, un nom qui signifie… meunier en allemand. (N.d.T.).}.

Il arriva à l’abri de Mend, souleva le corps et le transporta à l’intérieur.

« Qui va là ? marmonna une voix dans le noir.

— C’est moi, annonça Rudi d’une voix calme. Je viens mettre Hans au lit, il est soûl.

— Dieu soit loué, mon capitaine. J’ai cru que c’était le clairon du réveil.

— Pas encore, il s’en faut de deux heures. Rendors-toi. Je le jette sur sa couchette et je m’en vais. »

Une des jambes cassées dépassait sur le côté, mais après quelques petits efforts, le corps se retrouva couché de façon assez naturelle sur le lit.

Rudi quitta l’abri et leva la lourde brouette au-dessus de sa tête sur le parados devant lui. Il grimpa à sa suite, calant les pieds entre les sacs de sable et, une fois en haut, se retourna pour considérer l’entrée de l’abri au-dessous.

Le gâchis paraissait affreux, se dit-il. Mais après tout, la guerre elle-même est un affreux gâchis. Tout le monde le sait. Il rédigerait, se promit-il en sortant de sa poche la bombe Mills, les plus belles et les plus poétiques des lettres à tous leurs parents.

Tandis qu’il regagnait en courant la ferme, il rejeta la brouette loin de lui pour l’envoyer basculer dans les ténèbres.

Le moment où elle percuta une haie coïncida exactement avec le tonnerre de la détonation d’explosifs lourds derrière lui.

Histoire ancienne

Implications

La vue de Double Eddie avait coïncidé exactement avec le tonnerre d’une détonation de souvenirs en moi, comme l’éruption d’un volcan sous-marin, et j’avais besoin de me retrouver seul avec la lave en fusion des idées qui commençaient à monter et à durcir dans ma tête. Métaphore pompeuse, sans doute, mais voilà comment cela m’était apparu. Composer des métaphores, aussi farfelues soient-elles, me réconfortait. Quand votre vie est un espace vide, se retenir à toute image enracinée dans le monde réel vous aide à ne pas partir à la dérive.

Steve m’avait escorté à travers le campus jusqu’à Henry Hall, un peu affolé, je suppose, par la confrontation avec Double Eddie, et pressé de me quitter et de retrouver un moment la santé mentale de sa propre vie. Il devait avoir du travail, après tout, peut-être une petite amie avec qui partager sa matinée bizarre, à moins qu’il n’ait promis de rendre compte au docteur Ballinger.

« Écoute », dis-je en me tournant vers lui quand la maçonnerie victorienne revêtue de lierre de Henry Hall apparut à mes yeux, une vision d’une familiarité bienvenue dans un monde étranger. « Tu as été d’une amabilité incroyable. Tout ça a dû être très difficile pour toi, et franchement, j’apprécie. Je vais monter, maintenant, et me reposer un peu.

— Tu as ta clef ? »

Je fouillai dans la poche de mon short et la brandis. « Tout va bien », dis-je.

Il posa sa main sur mon épaule en maladroit témoignage d’affection. « Un jour, on rira de tout ça comme des bossus, dit-il.