— Absolument. Mais jamais je ne rirai de ton amabilité et de la compréhension dont tu as fait preuve. Seul un véritable ami aurait pu montrer autant de patience.
— Arrête de dire des bêtises », dit-il en rosissant et en détournant les yeux.
Très touchant, tout cela, vraiment. Je me demandai où il allait et ce qu’il allait raconter aux gens qu’il croiserait en chemin.
De retour dans ma chambre, la Chambre 303, ma chambre à moi, je me remis au lit où je m’étais réveillé et restai étendu sur le dos à contempler le plafond, réunissant avec précaution les pensées qui m’étaient revenues.
Je savais maintenant avec certitude que j’étais Michael Young, étudiant en histoire à Cambridge. Je savais aussi que la nuit dernière, quoi que l’expression la nuit dernière puisse recouvrir dans le cas présent, je me trouvais dans un laboratoire de Cambridge – un laboratoire où travaillait un physicien… un physicien qui s’appelait…? Ça me reviendrait.
Nous jouions avec une machine…
Tim ! La machine s’appelait Tim. T.I.M. Temporal Imaging Machine. Mais nous avions modifié le sens des initiales pendant que Leo travaillait sur…
Leo ? Tu vois, P’tit Chiot ? Tout revient, à présent. C’était Leo. Leo Zuckermann. Leo et moi avions modifié le sens des initiales pendant que nous travaillions sur la machine, si bien qu’elles signifiaient à présent Temporal Interface Machine, parce que nous avions besoin d’envoyer les pilules…
Des pilules ! Il y avait eu une poignée de petites pilules orange que Jane…
Jane ! Les pilules de Jane. Elles rendaient les hommes stériles. De façon permanente. L’alimentation en eau de la maison de Braunau-am-Inn, en Autriche. Nous avons envoyé les pilules là-bas. À Braunau-am-Inn…
Braunau !
Un tel flot de choses me revint que je crus que j’allais me noyer.
Alois. Klara. Le Meisterwerk. Entièrement terminé, jusqu’à la dernière virgule. Ma boîte aux lettres bourrée par une enveloppe adressée à Leo Zuckermann. Le parking. Le vandalisme sur la Clio. Le cartable qui éclatait. La thèse qui s’envolait. Leo qui ramassait les feuilles. La réconciliation avec Jane. Les pilules renversées. La rencontre avec Leo pour prendre le café. Une rencontre torride et moite avec Fraser-Stuart qui détestait ma thèse. Leo qui me montrait Tim. Auschwitz.
Auschwitz. Le père de Leo. Pas du tout Zuckermann. Bauer.
Je songeai au père de Leo, qui avait tatoué Leo et sa mère. Je pensai à Jane. Le tatouage sur son bras, la façon dont elle m’avait frappé sur mon bras non tatoué quand j’avais renversé les pilules.
Un tatouage sur le bras de Jane ? Je ne me trompe pas ?
Si le voyage dans le temps était possible, quelqu’un reviendrait s’assurer qu’on sépare les frères Gallagher à la naissance pour empêcher la formation d’Oasis. C’est bien ce que Jane avait dit ?
Liam et Noel Gallagher se trouvaient désormais à Princeton. Membres de la Société cliosophique, où Steve et Double Eddie faisaient de la barque à longueur de journée en écoutant Wagner.
Steve et Double Eddie, vêtus de lierre, en train de s’étreindre sur la berge de la rivière. Mais ma clef était tombée de la poche de Steve. Tombée dans la Cam pour virevolter vers le fond. Je vois son reflet d’argent qui tourne et tourne comme les célèbres pancakes à travers les remous de sirop d’érable. Ma clef… ma clef, ma clef…
« Mikey ! Mikey ! Réveille-toi. C’est l’heure. »
Je me rassis brusquement, la pellicule d’une sueur de sieste collant mon polo contre mon dos.
Steve me regardait. « Ça va, vieux ?
— Oui… oui. Ça va. Je vais bien. » Je regardai autour de moi la chambre, puis Steve.
« Tu es sûr ? Tu faisais un sacré rêve là. Genre, R.E.M… profond, tu vois ? Tu as les cheveux collés au front.
— Pardon ?
— Tu transpires. Je ne voulais pas te déranger. Mais on doit passer voir ce Taylor, à trois heures.
— Non, non, je t’assure. Je me sens bien. Beaucoup mieux. » Je me levai et enfonçai les pieds dans mes Timberlands, tremblant d’un nouvel enthousiasme.
« Hé ben, c’est parfait. »
Je pris Steve par le bras. « Il y a une chose que j’ai besoin que tu me dises, pourtant, lui dis-je. Même si elle te paraît dingue, est-ce que tu veux bien répondre à une seule question ?
— D’accord, vas-y. »
Je le regardai dans les yeux. « Dis-moi tout ce que tu sais, fis-je, d’Adolf Hitler.
— Adolf Hitler ?
— Oui, qu’est-ce que tu sais de lui ?
— Adolf Hitler, répéta-t-il lentement. C’est quelqu’un que tu connais ?
— Peu importe qui je connais », insistai-je, tout près de hurler, « qu’est-ce que tu sais, toi, de lui ? »
Steve réfléchit, fermant une seconde ses yeux bleu foncé, si bien que ses longs cils se rejoignirent, avant qu’il les rouvre comme s’il avait pris une ferme décision. « Non. Jamais entendu parler de ce type. Il fait partie de la faculté ? Tu as besoin de le voir ?
— Oh, merde, soufflai-je. Oh, putain de merde ! »
Je courus à la fenêtre et je l’ouvris.
« Leo, lançai-je au campus. Leo, où que tu sois, on a réussi ! Nom de Dieu, on a réussi, bordel ! »
Je traversai le campus sur un nuage. Chaque image, chaque son qui me parvenait était nouveau et parfait. Ce monde autour de moi resplendissait et brillait d’innocence, d’espoir et de perfection.
Si seulement je pouvais me rendre en Europe, à présent ! Contempler Londres, Berlin, Dresde, tous les édifices encore debout, entiers, solides, épargnés par le Blitz et tout ça, grâce à moi. Mon Dieu, j’étais un plus grand homme que la réunion de Churchill, Roosevelt, Gandhi, Mère Teresa et Albert Schweitzer.
Peut-être pourrais-je retrouver la trace de Leo et voir ce qu’il fabriquait.
Mais Leo ne serait pas Leo. S’il l’avait été un jour, c’était parce que son père l’avait fait tel dans une autre vie, une réalité parallèle volatilisée. Il était désormais… Comment s’appelait-il ? Bauer ! Axel Bauer, fils de Dietrich Bauer, savourant sans doute une vie allemande sans culpabilité ni souci, quelque part, tandis que le véritable Leo Zuckermann, qui n’avait pas été éliminé à l’âge de cinq ans à Auschwitz se trouverait quelque part, lui aussi. En Pologne, peut-être, exerçant en tant que docteur, musicien, fermier, instituteur ou – qui sait ? – un riche industriel qui fournissait du travail et de la sécurité à des milliers de gens.
Je me demandai ce que je faisais en Amérique. Mon père, au lieu de rejoindre l’armée, avait dû émigrer aux États-Unis avec ma mère avant ma naissance. Bon, j’irais les voir pour le découvrir. J’allais devoir m’accoutumer à ce nouveau monde. J’en faisais partie, après tout, depuis moins d’un jour. Tant de choses à savoir. Il fallait que je m’habitue lentement à ses usages. Le monde ancien n’était plus désormais qu’une construction aberrante dans ma tête, et seulement dans ma tête, une possibilité jamais concrétisée, un tournant jamais négocié. Un sujet pour roman d’horreur.
Auschwitz, Birkenau, Treblinka, Bergen-Belsen, Ravensbruck, Buchenwald, Sobibor. Qu’était-ce, maintenant ? De petites bourgades en Pologne et en Allemagne. De petites villes heureuses et ridicules, dont les noms avaient été lavés de péché et de blâme.
« Vous avez visité le charmant village de Dachau, en Allemagne ? Ça mérite amplement un détour sur l’itinéraire touristique. À portée très commode de la grande ville ancienne de Munich. Je recommande en particulier l’hôtel Adler. Pour ceux qui effectuent un circuit de la Saxe et du Nord, n’oubliez pas, après avoir visité Hanovre, que le petit hameau de Bergen-Belsen offre au voyageur le charme de l’ancien monde combiné au confort moderne. »