Je pouffai et m’étreignis, en mon for intérieur.
Mon propre sort, naufragé dans une histoire nouvelle, était accessoire. Nul ne croirait jamais ce que j’avais accompli ou de quelles racines historiques infernales j’avais émergé. Comment l’aurait-on pu ?
Des docteurs allaient s’assembler autour de moi, en secouant la tête devant ma forme unique d’amnésie. Un cas de perte de mémoire qui prenait la forme d’un changement d’accent, grand Dieu. Un article ou deux dans des journaux de neuropathologie, peut-être, voire un essai d’Oliver Sacks dans son prochain recueil d’anecdotes psychologiques : « L’Américain qui se réveilla anglais », ou « Un Rosbif du Hampshire à la cour des Yankees du Connecticut ».
Avec le temps, mon accent s’américaniserait et j’apprendrais mon histoire. Ce que j’avais réalisé resterait inconnu et ignoré.
J’imaginai un scénario à Cambridge, dans le mauvais monde d’antan.
Un homme vient me trouver et me dit : « Rendez-moi grâce. J’ai empêché la naissance de Peter Popper.
— Peter Popper, je lui réponds. Et qui c’est, bon sang ?
— Ha ! s’exclame le type. Exactement ! Il est né en 1900, et il a causé des morts, des catastrophes, des cruautés et des horreurs. Il a précipité le siècle dans une apocalypse de guerres intestines et une bestialité qui dépasse l’imagination.
— Il a fait ça ?
— Ouais, et je viens tout juste de l’empêcher de naître. Grâce à moi, Londres est toujours debout. Peter Popper l’a rasée avec une bombe en 1950. Je suis le sauveur du siècle. »
Bon, ce que je voulais dire… comment réagirait tout le monde, devant un tel discours ? Une petite tape sur la tête, quelques pièces de monnaie et une fuite précipitée. Non, je devrais me congratuler moi-même en sachant ce que j’avais accompli.
Steve, me guidant une fois de plus dans la traversée du campus, sourit de mon exubérance.
« On dirait que ce somme t’a fait du bien, non ?
— Tu peux le dire. Mon Dieu ! Que c’est beau, ici. »
Nous avons marché en silence, traversant des pelouses et des cours, jusqu’à ce que nous arrivions à un grand bâtiment en pierre au bord du campus.
Trois jeunes gens se tenaient oisifs à la porte, observant notre approche.
« Oh, flûte, souffla Steve.
— Qu’y a-t-il ?
— C’est les gars, c’est tout.
— Les gars ?
— Ouais. Scott, Todd et Ronnie. Ils étaient avec nous, la nuit dernière. »
Le plus grand des trois s’écarta du mur auquel il s’appuyait et vint à moi, la main tendue. « Hé bien, bonté grâciouse, dit-il avec un épouvantable accent anglais. Comment faites-vous, vieille branche, vieille baderne ?
— Casse-toi, Todd, fit Steve.
— Heu, salut, dis-je. Todd, c’est bien ça ?
— Exact, vieille branche. Je souis TÔdd, dit-il en prononçant le o court à l’anglaise. Et voici ScÔtt et voilà RÔnnie.
— Hé bien, répondis-je en m’essayant à l’accent américain, salut, Tadd, Scatt, Rannie. »
Ils rirent, mais avec un doute naissant.
« Je veux dire, genre, c’est une blague, non, allez, Mikey ? fit Scott.
— Euh, en fait, non, j’en ai peur, répondis-je. Steve vous a tout raconté, je suppose ? Je me suis réveillé ce matin avec l’idée que j’étais anglais. Je suis incapable de me souvenir de grand-chose sur moi-même. Je sais, ça paraît bizarre, mais c’est la vérité.
— Ah ouais ?
— Hum-hum.
— Sans déc’, fit Ronnie. T’essaies de nous dire que tu te souviens pas des cent dollars que je t’ai prêtés la semaine dernière ?
— Connard, lança Steve pendant qu’ils s’esclaffaient de mon embarras. Bon, allez, les gars ? Vous aviez dit que vous nous ficheriez la paix.
— Hé, protesta Scott. On a partagé un appart’ avec ce zozo une année entière, merde. On a autant le droit que toi de le fréquenter, maintenant qu’il a perdu la boule.
— Sauf qu’on a peut-être pas autant le désir de se retrouver près de lui, Burns, si tu vois ce que je veux dire ?
— Bon, écoutez », intervins-je, alarmé par la gêne de Steve. « Je sais, ça doit vous paraître vraiment dingue. Ça vient sans doute d’un coup sur la tête. Mes parents sont anglais, alors il y a peut-être un rapport. »
Scott m’assena une claque dans le dos. « On est avec toi, mec. Par contre, t’attends pas à ce que je te paie un jour une autre vodka. Plus jamais. C’est compris ?
— Tiens bon, Mikey. »
Steve me fit franchir leurs rangs pour aller à une porte.
« Tant que tu n’as pas oublié comment lancer ton slider », déclara Ronnie tandis que nous entrions.
Oh, bon Dieu, me dis-je. Du base-ball ! J’ignore tout du base-ball. Et la philosophie ! La philosophie est censée être ma matière principale. Il y a des moments pénibles à l’horizon.
« Et les laisse pas te planter des électrodes, compris ? »
J’ai failli éclater de rire en me retrouvant nez à nez avec Simon Taylor.
Le panneau sur sa porte annonçait PROFESSEUR S R St C TAYLOR et l’antichambre claire où sa secrétaire était assise devant un ordinateur m’avait conduit à attendre le genre d’atmosphère climatisation, détente, short coton gris, high-tech et « salut les mecs » qui semblait prévaloir sur la plus grande partie du campus.
« Le professeur Taylor vous attend », avait dit la secrétaire en nous indiquant, à Steve et moi, de nous asseoir. « Voulez-vous un verre d’eau ?
— Merci », fis-je.
La secrétaire hocha la tête et revint à son ordinateur. Je la regardai avec une certaine confusion jusqu’à ce que Steve me flanque un coup dans les côtes et me montre du doigt une grande bombonne d’eau renversée dans un coin.
« Oh, fis-je en me levant. D’accord. Bien sûr. »
À côté du distributeur d’eau se trouvait une colonne de gobelets coniques en papier.
« Super ! dis-je. J’en ai vu tant de fois dans les films. Edward G. Robinson, tu sais ? On se verse un verre d’eau, il y a un grand grondement de bulles d’air dans la bonbonne et ensuite, on doit boire l’eau d’un seul coup, froisser le gobelet en papier et le lancer dans une corbeille. Je veux dire, on ne peut pas poser ce genre de gobelets sur une table, hein ? »
La secrétaire me dévisagea et Steve remua avec embarras sur son siège.
« Contente-toi de boire, Mikey, dit-il.
— Oh. Exact. Oui. Et toi ? »
Steve secoua la tête et reprit sa contemplation du mur d’en face. Je savourai mon verre d’eau glacée, vins le rejoindre sur le canapé et ensemble nous scrutâmes un poster encadré de « La joueuse de luth » de Vermeer.
Au bout d’une dizaine de minutes, la porte du cabinet de Taylor s’ouvrit, et l’homme apparut en personne.
C’est à ce moment-là que j’ai failli éclater de rire.
Il mesurait un bon mètre quatre-vingt-quinze, portait un costume trois pièces en lin, une cravate universitaire rayée et une expression de perplexité décontenancée à la Alastair Sim. Il avait une pipe en bruyère vissée entre ses dents jaunes et, au-dessus, la fine bande d’une moustache à la Ronald Colman. Toute son apparence puait le club britannique imprégné de gin à Kuala Lumpur ou l’avant-poste adultérin à la Graham Greene en Afrique coloniale.
« Ah, messieurs ! Et lequel de vous deux est Michael Young ? »