Retenant un sourire, je levai une main hésitante et me levai. Il me regarda et hocha sèchement la tête.
« Et vous, jeune homme, vous devez être Steven Burns ?
— Oui, m’sieur, fit Steve.
— Très bien, très bien. Je me demandais si vous seriez assez aimable pour patienter encore un peu ici ? Il se peut que je vous prie de venir nous rejoindre, tout à l’heure.
— Pas de problème, monsieur.
— Virginia aurait peut-être la bonté de vous trouver une tasse de café ou un soda ? Piochez dans les magazines, les revues. Parfait, parfait. Bon, si vous voulez bien entrer, Mr Young, nous allons pouvoir avoir un petit entretien. »
Taylor me tint la porte ouverte par le haut, si bien que je passai sous son bras pour entrer dans le cabinet, jetant un regard inquiet à Steve par-dessus mon épaule.
« Et si vous alliez vous asseoir là-bas, mon petit vieux ? »
Le cabinet avait des murs lambrissés de bois sombre, avec un bureau face à la fenêtre principale. Un sofa en cuir matelassé bordait un mur, et c’est lui que m’indiquait Taylor.
« Vous pouvez fumer. Ma vieille bouffarde ne vous dérange pas, j’espère ? »
Je secouai la tête et cherchai à tâtons le paquet de cigarettes dans mon short. Lorsque Taylor se pencha en avant pour allumer une Lucky écrasée, je ne pus retenir une exclamation de surprise :
« St-Matthew !
— Pardon ?
— Votre cravate. Vous êtes un ancien de St-Matthew. »
Il opina doucement et secoua son allumette pour l’éteindre. « J’ai cet honneur. » Il tira une chaise de devant son bureau et la plaça face au sofa, pour s’y installer lentement. « Peu de gens reconnaissent ce genre de cravate, ici. Racontez-moi ce que vous savez de cet endroit. »
Pendant que je préparais ma réponse, il tendit une longue main, prit une chemise beige sur le bureau et l’ouvrit.
J’affrontais un dilemme. Je n’avais, me semblait-il, aucune raison de révéler tout ce que je savais sur Cambridge et l’Angleterre. Pour ce que mon dossier allait lui apprendre, j’étais né et j’avais grandi aux États-Unis. Montrer une connaissance des détails bizarres d’une université paraîtrait très incongru, chez un Américain sédentaire. Toutefois, le m’as-tu-vu inné en moi mourait d’envie de le méduser par ma connaissance intime de tout ce qui était anglais. Peut-être cela le pousserait-il à croire à la projection astrale et aux expériences de sortie du corps. Je commençais à comprendre que ce monde m’offrait de l’amusement et du pouvoir.
« Hé bien, dis-je, c’est un collège de Cambridge, non ?
— Vous avez déjà visité Cambridge, Michael ?
— Euh, pas exactement, mais vous savez… je m’intéresse à ce qui est anglais. Mes parents, tout ça… Alors, j’ai lu pas mal de choses.
— Hum. Vous avez raconté au docteur Ballinger qu’en fait, vous viviez à Cambridge, si je comprends bien ? Cambridge, en Angleterre. Et St-Matthew est le collège que vous avez cité.
— Ah. » Je fis une grimace. « Vous comprenez, j’étais vraiment perturbé en me réveillant, ce matin. Je ne me souvenais plus de rien. De rien du tout.
— Vous vous souveniez du langage.
— Hé bien, oui… manifestement.
— Manifestement ?
— Hé bien, je veux dire, ce n’est pas le cas, d’ordinaire, avec l’amnésie ? »
Il haussa les épaules. « À vous de me le dire, mon jeune ami. »
Nous laissâmes se développer un silence. J’eus l’impression que se livrait une bataille de volontés. Taylor perdit. « Alors, dites-moi, reprit-il, ce que vous savez de Cambridge en général. Tout ce qui vous passe par la tête.
— Hé bien, c’est la deuxième plus ancienne université d’Angleterre. Après Oxford, bien entendu. Elle se compose de collèges. Des noms comme Trinity, King, St-John, St-Catharine, St-Matthew, Christ, Queen, Magdalene, Caius, Jesus, ce genre de choses.
— Épelez-moi Magdalene. »
En me maudissant, je m’exécutai.
« Très bien. Caius, maintenant. »
Oh, après tout, me dis-je. Au point où j’en suis…
Taylor prit des notes sur un calepin. « Et pourtant, vous saviez qu’on prononce modline et keïze, n’est-ce pas ?
— Ben, comme je vous ai dit, j’ai beaucoup lu.
— Je me demande quels livres ? Vous vous souvenez ?
— Euh, non, pas vraiment. Des livres, quoi.
— Je vois. Et Princeton, maintenant ? Que savez-vous de Princeton ? »
Je mis fiévreusement mon esprit à sac en quête de chaque pépite de savoir que Steve avait recrachée ce matin pendant que nous traversions le campus.
« Nassau Hall, dis-je. Nommé d’après le prince Guillaume d’Orange-Nassau, mais on aurait pu le baptiser d’après un certain Belcher, sauf qu’il était trop modeste. Washington est venu ici signer le Traité d’Indépendance. Non, c’était à Philadelphie, plutôt ? Enfin, bref, Washington est venu ici, et c’était la capitale de l’Union pendant quelque temps. Nous sommes autorisés à faire flotter le drapeau de nuit, un truc comme ça. Il y a un portail qu’on ne doit pas franchir avant d’avoir son diplôme. L’extrémité ouest du campus s’appelle les Bas-Fonds. Oh, vous savez, plein de choses. Le Wawa Minimart. Les sophomores. Vous voyez… » Je fis un geste léger.
« Où se situe Rockefeller College ?
— Euh…
— Dickinson Hall ? La Tour ? »
Je déglutis. « Pardon ?
— Et pourquoi, je m’interroge, avez-vous dit que Nassau Hall avait été nommé d’après le prince Guillaume d’Orange-Nassau et qu’il aurait pu l’être d’après Jonathan Belcher ?
— Mais… ce n’est pas le cas ?
— Si, mais vous êtes américain, non ?
— Voilà, oui, assurai-je. Bien sûr. Simplement, j’ai cet accent ridicule en tête, en ce moment. Mais il va disparaître peu à peu, je le sens.
— Mais voyez-vous, un Américain ne dirait pas qu’on a nommé quelque chose d’après quelqu’un, si ? Ils diraient qu’on l’a nommé en l’honneur de quelqu’un.
— Ah bon ?
— Cela fait partie de ces toutes petites différences. Tout le monde connaît les trottoirs, sidewalks ou pavements, les torches électriques, flashlights ou torches, les rideaux, drapes ou curtains. Mais nommé d’après ou nommé en l’honneur… c’est vraiment extraordinaire que votre changement d’accent incorpore également une nuance idiomatique aussi précise. Vous ne trouvez pas ? »
J’écartai les mains. « Ça me vient de mes parents, je suppose, fis-je. Je veux dire, ils sont anglais, après tout. J’ai sans doute hérité ça d’eux, non ?
— Mouii, répondit-il sur un ton dubitatif. Mais ils vivent ici depuis longtemps, et vous avez suivi le lycée et les classes de prépa en Amérique, non ? »
Je restai assis sans mot dire, à me demander où tout ceci nous menait.
« Alors, parlons de vos parents, en ce cas, d’accord ? »
Je regardai le tapis. « Pour sûr. Que voulez-vous savoir ? »
Taylor se leva et commença à arpenter la pièce, allumant et rallumant sa pipe sans résultat tandis qu’il discutait. « Vous savez, tout ceci est très curieux, vieille branche. Vous avez commencé par semer dans la conversation des américanismes tels que je suppose, et vous voilà qui lancez un pour sûr en prononçant les r à l’américaine. Vous avez déployé beaucoup d’efforts pour convaincre le docteur Ballinger que vous étiez britannique à cent pour cent, aussi anglais que les blanches falaises de Douvres, élevé dans le Hampshire, et on dirait à présent que vous cherchez à me convaincre que vous êtes aussi américain que la tarte aux pommes et que votre accent naturel revient aussi mystérieusement qu’il avait disparu.