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Steve secoua la tête avec détermination. « Et si on parlait d’autre chose ? »

J’avais tant de questions à lui poser. Je voulais connaître l’histoire. Je voulais savoir tout ce qu’on pouvait savoir sur l’histoire des soixante dernières années. Soixante-trois ans. L’histoire européenne depuis 1933. Je voulais connaître les vedettes de cinéma, les stars du rock, le président, bon sang ! Le Président, le Premier ministre, tout. Je compris que de telles questions risquaient de l’affoler, aussi ai-je tenu ma langue. Je m’éclipserais plus tard pour trouver une bibliothèque.

En premier lieu, jugeai-je, je lui devais quelque chose.

« Et qu’est-ce que tu en penses ? proposai-je. Si on allait faire un tour au Barrister & Alchemist pour prendre un verre ?

— Alchemist & Barrister, rectifia-t-il automatiquement.

— Ouais, ouais. Peu importe. Je ne parle pas de se soûler la gueule, ou quoi que ce soit. Sait-on jamais ? Un petit coup d’alcool et je pourrais émerger d’un coup, redevenir comme avant.

— D’accord, fit-il. Mais doucement avec la vodka.

— On ira mollo sur la vodka », lui promis-je en songeant à Jane et aux réceptions de la Semaine de Mai.

L’Alchemist & Barrister était bas de plafond, sombre et accueillant, à l’intérieur. Le barman semblait me connaître et me cligna de l’œil avec cette sympathie distante qu’on finit par reconnaître chez ceux qui travaillent dans les villes universitaires. Tous les étudiants sont des crétins, semblait dire ce clin d’œil, mais vous dépensez du fric et nous savons donner l’impression que nous vous trouvons cool et intéressants.

Steve et moi prîmes un siège en terrasse à boire une agréable bière à l’anglaise sous un grand store en toile, en regardant passer les gens. À la table à côté de nous, deux hommes en chemisettes écossaises consultaient une carte et discutaient de randonnées.

« Je suppose qu’il y a des tas de touristes qui viennent ici ? »

Haussement d’épaules de Steve. « Des tas, si on compare avec le New Jersey, sans doute.

— Ces deux-là verraient mieux leur plan s’ils retiraient leurs lunettes de soleil, commentai-je en soufflant un nuage satisfait de fumée de tabac. Mais je suppose que les touristes sont les mêmes partout. »

Steve hocha distraitement la tête et but un peu de bière.

« Tu vas me prendre pour un cinglé, je sais, ajoutai-je, mais je suis extrêmement heureux, en ce moment.

— Ah bon ? » Steve paraissait surpris. « Comment ça se fait ?

— Tu ne comprendrais pas si je te le disais.

— Essaie toujours.

— Je suis heureux, parce que, quand je t’ai posé la question tout à l’heure, tu m’as dit que tu n’avais pas entendu parler d’Adolf Hitler.

— Et ça te rend heureux ?

— Tu n’as aucune idée de ce que ça représente. Tu n’as jamais entendu les noms de Hitler, de Schickelgruber, ou de Pölzl. Tu n’as jamais entendu parler de Braunau, tu n’as jamais…

— Braunau ?

— Braunau-am-Inn, en Haute-Autriche. Ce n’est même pas un nom, pour toi, et ça fait de moi le plus heureux des hommes vivants.

— Hé bien, tant mieux pour toi.

— Tu n’as jamais entendu parler d’Auschwitz ni de Dachau, bredouillai-je. Tu n’as jamais entendu parler du parti nazi. Tu n’as jamais entendu…

— Holà, holà, fit Steve. D’accord, je ne suis pas Mr Science, mais qu’est-ce que tu sous-entends, quand tu dis que je n’ai jamais entendu parler du parti nazi ?

— Ben, c’est le cas, non ?

— Mais tu es cinglé ? »

Je le fixai. « Mais tu ne peux pas. C’est impossible.

— Oh, bien sûr, répliqua Steve en s’essuyant la mousse des lèvres, et je n’ai jamais entendu parler de Gloder, de Göbbels, d’Himmler ou de Frick, c’est ça ? Hé, fais attention ! »

Steve attrapa mon poignet pour redresser la bouteille dans ma main. Un lac pétillant s’étala sur la table entre nous et, débordant, la bière froide et sombre coula goutte à goutte.

Histoire politique

Le Parti des fauves

« La brasserie Sternecker ? » répéta Gloder, en essayant de réprimer le mépris et l’incrédulité dans sa voix.

Mayr sourit. « Nous sommes à Munich, Rudi. Tout ce qui se passe à Munich se doit d’entretenir des rapports avec la bière, tu le sais. Les trois mille radicaux d’Hoffman se réunissaient au Löwenbräu. Leviné a lancé sa révolution d’avril dans une brasserie, la racaille des chômeurs d’Augsburg s’est réunie au Kindkeller, on a abattu les derniers juifs bolcheviques dans une brasserie. Ce n’est que justice, finalement : la bière alimente la politique de la ville, comme le faisait l’essence pour la guerre !

— Et pourquoi devrais-je encore passer une soirée étouffante à écouter une réunion de professeurs illuminés et de Thulistes cinglés ?

— Rudi, mon département manque d’hommes en qui je puis avoir confiance. J’ai besoin de Vertrauensmänner fiables, de porte-parole, d’observateurs et d’organisateurs capables de raisonner tous ces groupuscules et de repérer ceux qui sont dangereux. La semaine dernière encore, il y a eu un ex-caporal dont j’aurais pu jurer de la fiabilité… Karl Lenz, Croix de Fer avec feuilles de chêne, références impeccables de son commandant de brigade. J’avais besoin d’un homme pour aller à Lechfeld, que nous pensions contaminé par les Bolcheviques et les Spartakistes… Ne fais pas la grimace, c’est le jargon en vigueur, je n’y peux rien… Donc, j’ai envoyé ce Lenz, comme élément d’un Aufklärungkommando pour discuter des Termes et exprimer les vues de l’armée sur les groupes politiques. En fin de compte, il était lui aussi un genre de Rouge, en secret. Lauterbach me raconte qu’il a convaincu la moitié de l’assistance qu’il valait mieux parier sur Lénine que sur Weimar. Tu vois à quoi je dois faire face. »

Gloder leva une main pour protester. « D’accord, d’accord. Je vais y aller. Je ne promets pas de passer une soirée agréable, mais je vais y aller.

— Renseigne-toi sur ces gens, ne leur fais pas de discours et ne leur donne pas l’impression qu’on les espionne. Fais-toi une idée pour moi, trouve ce qui les motive, hein ? »

Ainsi Rudi se retrouva-t-il plus tard ce soir-là en train de descendre la Promenadestraße, en sifflotant tout seul. Il jetait des coups d’œil amusés aux slogans et aux dessins sur les murs, en passant.

« Rache ! »

Voilà, pensait Rudi. Vengeance. Très subtil, politiquement. Adulte.

« Denkt an Graf Arco-Valley, ein deutsche Held ! »

Rudi regarda autour de lui vers l’autre côté de la rue, et se souvint qu’en cet endroit précis, le comte Arco-Valley avait tiré son pistolet pour étendre mort le juif communiste Kurt Eisner de deux balles dans la tête. Cela s’était passé par une froide journée de février, avec sur le sol une couche de neige plus abondante qu’on n’en avait vu à Munich depuis des années. Rudi se trouvait à peu de distance de là et avait failli être lui-même atteint par un des trois coups de feu tirés en représailles contre Arco-Valley par le garde du corps d’Eisner. Ensuite, il s’était retrouvé dans la situation ironique et risible de devoir aider le secrétaire juif d’Eisner à tenir à distance une bande de Spartakistes et de racaille rouge du même acabit, qui voulaient lyncher sur place Arco-Valley blessé. Rudi s’était rendu en voiture de police avec le comte expirant chez un chirurgien (encore un juif) qui avait réussi à garder le patient en vie assez longtemps pour qu’il prononce un discours de justification décousu. « Eisner était le fossoyeur de l’Allemagne. Je le haïssais et je le méprisais de tout cœur… » avait bredouillé Arco-Valley. « Continuez le combat pour le deutsche Volk, Gloder. La Patrie a besoin d’hommes comme nous. »