Выбрать главу

Rudi avait tapoté la main du mourant et prononcé une suite de nobles riens du tout teutoniques pour le réconforter. Il ne connaissait l’homme que vaguement, tous deux étaient des héros de guerre copieusement décorés, les grandioses rubans sur leurs manteaux élimés leur valant des bières gratuites dans un nombre désormais décroissant de brasseries dans toute la Bavière. Le comte avait accompli ses actions d’éclat sur le Front russe, Rudi dans les Flandres. Néanmoins, Rudi n’avait jamais aimé l’homme ; c’était un de ces Autrichiens plus allemands que les Allemands, dégoulinant d’un genre de pangermanisme mystique qui répugnait à Rudi, comme une portion excessive de Sachertorte viennoise. Arco-Valley ne s’était jamais remis de l’amère humiliation de se voir refuser l’admission dans la Société Thulé à cause de sa mère juive, un détail qui amusait énormément Rudi.

Toutefois, les Thulistes avaient désormais oublié opportunément l’affaire, et Arco-Valley était simplement une des fleurs martyres qui se fanait dans le jardin des souvenirs de l’extrême droite antisémite et nationaliste. Les groupes völkisch, les Thulistes, les Germanen Orden et trente à quarante autres groupes surexcités, chacun revendiquant leurs infinitésimales variations de nuances et d’emphase comme des bases majeures de différence de doctrine. Mon Dieu, la tour de Babel en aurait passé pour une conférence en Espéranto.

Rudi longea un autre message, peint en lettres rouge vif de deux mètres de haut.

« Juden-Tod beseitigt Deutschlands Not ! »

Ma foi, possible. Vaguement possible. Mais il semblait à Rudi, cependant, que l’Allemagne avait besoin de plus que de la mort de quelques juifs pour alléger sa douleur. Elle avait besoin de grandir.

Sous le slogan, il vit, grossièrement exécuté, la peinture bavant de chaque crochet, le fouet de feu sacré teutonique, la Hankenkreuz que chaque soldat de la Deuxième Brigade Navale de Freikorps du colonel Erhardt avait été forcé de peindre sur son casque lorsqu’ils étaient venus écraser la faiblesse du Soviet bavarois autoproclamé, la première semaine de mai. L’insigne de chaque groupe de droite en Allemagne. Ce que représentaient la faucille et le marteau pour le Marxiste, la Swastika l’était pour le nationaliste. Elle avait remplacé l’aigle comme totem d’allégeance.

Transpirant dans la chaleur de fin septembre, Rudi obliqua dans le dédale de petites rues médiévales qui menait vers l’est dans la vieille ville.

La réunion, semblait-il, se tenait dans l’arrière-salle de la ridicule petite brasserie Sternecker, où l’on servait les consommations. Le moral de Rudi plongea. D’après le souvenir qu’il avait gardé de cet espace, il y avait peu de chances d’y accueillir plus d’une centaine de personnes. La soirée allait être mortelle. L’ennui, déployé dans une moite puanteur de malt et de levure de bière.

Il y avait un livre ouvert posé sur une petite table près de la porte qui donnait sur la salle de réunion.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda Gloder en fronçant les narines avec dédain.

— Le registre des invités, monsieur », répondit un manchot aux cheveux carotte, assis à la table, en considérant d’un œil nerveux les rubans de médailles sur le manteau de Rudi.

Rudi signa de son nom, qu’il souligna d’un paraphe. « Rappelez-moi le nom de ce groupe particulier ? demanda-t-il sur un ton traînant. Le Parti populaire pangermanique ? Le Parti national ouvrier ? Le Parti national allemand ? Le Parti national populaire ? Le Parti allemand allemand pangermanique allemand ? »

Le jeune homme rougit. « Le Parti ouvrier allemand, monsieur.

— Ah, oui, bien sûr, murmura Rudi. Suis-je bête. »

Le jeune homme regarda la signature et se remit debout d’un bond. « Pardonnez-moi, Herr Major ! s’exclama-t-il. Le colonel Mayr nous avait dit de vous attendre à sept heures, je croyais que vous ne viendriez plus ! »

Rudi poussa un soupir, rectifia son manteau dans son dos – la soirée était chaude, mais il aimait porter un manteau sur les épaules, à la mode arrogante des Prussiens – et suivit lentement le jeune homme dans la salle.

« C’est Herr Dietrich Feder qui parle », chuchota le jeune homme avant de s’incliner et de quitter la salle.

Rudi hocha la tête, épousseta d’un coup de son gant le siège d’une chaise en bois, s’assit et regarda nonchalamment autour de lui.

Il ne devait pas y avoir plus de quarante ou cinquante hommes présents. Et une femme, également, nota Rudi. Il lui sembla la reconnaître : la fille d’un juge local. Agréable, des seins ronds, mais une intensité effroyable dans son regard de myope.

L’assistance semblait accorder à Feder plus d’attention qu’il n’en méritait. Rudi le connaissait depuis longtemps : un fanatique en matière d’économie. Il vantait sa bizarre mixture de Marxisme réchauffé servie avec l’habituelle rasade d’anti-syndicalisme et de haine des juifs. Franchement, écouter les orateurs politiques, ces temps-ci, revenait à visiter une sordide parade de monstres mutants. Admirez la femme chèvre-léopard ! Frissonnez devant le garçon singe-chat ! Ébahissez-vous devant les ambiguïtés de l’anticommuniste marxiste ! Émerveillez-vous des contorsions du sécessionniste pro-Weimar !

Sur le plancher traînait un carré de papier jaune imprimé à bon marché que Gloder ramassa pour l’étudier. À en croire ce tract, il écoutait une conférence intitulée “Comment et par quels moyens abolir le capitalisme ?”

Rudi se demanda distraitement si en fait ce parti, en dépit de tout son attirail et de sa rhétorique de droite, ne serait pas une couverture pour les Marxerei. Sans aucun doute, Moscou s’intéressait profondément à la politique intérieure allemande. Ils ne rechignaient pas à s’infiltrer jusque dans les plus infimes et les plus médiocres fractions politiques. Et regardez comme ils avaient expédié Béla Kun à Budapest avec un cadre de commissaires, une liasse de billets et la consigne de rendre compte par radio à Lénine en personne. Le gouvernement Karolyi s’était effondré pratiquement du jour au lendemain et la Hongrie avait rejoint le giron bolchevique. L’Europe était un cadavre en décomposition, mûr pour les corbeaux charognards communistes.

Feder se présentait ouvertement comme un socialiste, mais un socialiste nationaliste, anticommuniste et antisémite. Était-ce une ruse bolchevique, ou y aurait-il un but véritable là-dessous ? Il parlait sans rouerie ni habileté politique apparente, mais quelque chose dans ce mélange d’idées séduisait Rudi. Feder faisait la distinction entre ce qu’il qualifiait de Bon Capitalisme, le capitalisme des mines, des chemins de fer, des usines et des munitions, et le Mauvais Capitalisme, celui des officines d’affaires, des banques et des institutions de crédit de toute sorte : en bref, le Capitalisme du travailleur allemand opposé au Capitalisme de la sangsue juive.

Rudi prit une série de notes avec un stylo gainé d’argent dans son mince calepin en cuir noir. Enquêter sur Dietrich Feder. B-frère de l’historien Karl Alexander von Müller ? Est-il de la mm famille Feder qui travaillait pour le prince Otto de Bavière, plus tard roi de Grèce ? Affiliations connues ? Influence de Dietrich Eckart ?