Il referma le calepin et écouta avec amusement lorsqu’un nouvel orateur se leva, un professeur Baumann, apparemment, qui après quelques fadaises sentimentales pour féliciter Feder, avait commencé à défendre avec passion une sécession entre la Bavière et l’Allemagne afin de former avec l’Autriche une Sainte Alliance Catholique débarrassée des juifs.
Rudi avait promis à Mayr qu’il ne prendrait pas la parole, mais on ne pouvait pas laisser passer ce genre d’inepties.
Il se leva et s’éclaircit la gorge.
« Messieurs ! Puis-je dire quelques mots ? » dit-il, et il eut la satisfaction de voir le silence s’établir immédiatement. Se retournant vers la fille du juge, il exécuta une petite courbette et claqua des talons avec un « Gnädiges Fraülein ! » de politesse. Il fut satisfait de voir s’allumer un rosissement léger sur les joues pâles de la jeune fille. Tandis qu’il gagnait le centre de la salle, il lui revint à l’esprit qu’elle s’appelait Rosa. Rosa Dernesch, et il se félicita du fonctionnement fluide de son cerveau, pour qu’une partie puisse isoler un détail aussi réduit tandis que le reste préparait une adresse publique.
« Permettez-moi de me présenter ! » dit-il en souriant tandis qu’un professeur Baumann plutôt décontenancé s’asseyait, avec manifestement bien des choses à dire encore sur le sujet de la Bavière. « Je m’appelle Rudolf Gloder. Vous pouvez voir à ce manteau que je suis commandant dans l’armée. J’ai été envoyé ici par le colonel Mayr de l’unité de propagande de l’Armée bavaroise pour vous observer. Néanmoins, ce n’est pas en cette capacité que je souhaite m’adresser à vous, aussi… » Il laissa choir à terre son manteau et sa casquette d’officier. « …À présent, ce n’est pas un soldat qui vous parle, mais un Allemand. Bavarois, certes, mais allemand. »
Rudi s’interrompit et parcourut la salle des yeux, scrutant les yeux de ceux qui l’observaient. Certains le considéraient avec méfiance, d’autres avec mépris, quelques-uns avec sympathie et un ou deux avec approbation, en opinant.
Il prit une profonde inspiration, avant de rugir à pleins poumons. « RÉVEILLEZ-VOUS ! Réveillez-vous, bande d’idiots béats. De quel droit osez-vous rester assis ici, à gaspiller en paroles l’avenir de l’Allemagne ? RÉVEILLEZ-VOUS !
Le volume de sa voix les fit tous sursauter, choqués et stupéfaits, y compris Rudi. Un petit vieux dans un coin avait réagi a ses mots de façon tout à fait littérale et s’était réveillé en sursaut, bavant et toussant, et il regardait autour de lui d’un air affolé, comme s’il craignait qu’un incendie n’eût éclaté.
Rudi tira sur le bas de sa tunique et s’éclaircit la gorge. Une immense décharge d’énergie, d’excitation et de joie traversait son corps en bourdonnant, comme s’il avait pris une grande pincée de cocaïne, à la façon des officiers de cavalerie dans les régiments des Habsbourg, avant une charge. Il avait pleinement conscience, en parlant, de chaque détail de chaque visage qu’il regardait, et avait une sensation massive de pouvoir et d’aisance.
« Herr Feder parle des Juifs dans les banques et des Juifs en Russie bolchevique », dit-il d’une voix plus calme, presque un murmure, mais un murmure qui, il le savait en toute confiance, portait à chaque oreille dans la salle. « Il les couvre de son mépris avec éloquence et érudition. Mais, je me demande, comment les Juifs réagissent-ils à cela ? Est-ce qu’ils tremblent de peur ? Est-ce qu’ils plient bagages pour partir ? Est-ce qu’ils s’abattent à nos pieds, apeurés en s’excusant, débordant d’humbles promesses de s’amender ? Non, ils SE TORDENT DE RIRE, mes amis. Ils rient sous leur manteau de drap.
« Et qu’est-ce que le professeur Baumann, avec tout le respect qui est dû à cet érudit gentleman, qu’est-ce qu’il peut répondre à ça ? Il dit que la Bavière doit quitter l’Allemagne pour s’unir à l’Autriche. Ai-je besoin de vous donner un cours d’histoire ? Ai-je besoin de vous rappeler ce que nous avons tous entendu, le 9 mai ? Je le dois ? Je le dois ? Chaque colonie allemande en Afrique et dans le Pacifique doit être cédée. Sans protestation ni rémission. Treize pour cent du territoire allemand en Europe doit être dévoré par d’autres nations. Sans négociation. La Prusse divisée en deux par un couloir vers la mer Baltique. Dantzig, cédée aux Polonais. Sans discussion. Deux cent mille tonnes de navires par an, à construire dans les chantiers navals allemands et donnés, donnés à nos conquérants. Et l’argent ? Combien d’argent ? Un chèque en blanc. Des réparations à payer selon un barème mobile. Plus nous prospérons et plus nous payons. Chaque goutte de sueur qui tombe du front las de chaque ouvrier allemand va rejoindre le grand torrent qui coulera à l’étranger vers nos ennemis tandis que nous nous évertuons dans le désert aride de notre honte. Toute la culpabilité, tout le blâme pour la guerre, à endosser par nous, la nation allemande. Der Dolchstoß, on l’a appelé, ce poignard que les Hagen de Berlin ont planté dans le dos fier de Siegfried, avec l’aide de Levien, Leviné, Hoffman, Egelhofer, Luxemburg, Liebknecht et les autres Juifs, communistes et traîtres.
« Et que répond Baumann à cette catastrophe ? La plus grande catastrophe qu’ait jamais affrontée nation dans l’histoire de notre Terre ? La Bavière, la fière Bavière, devrait s’enfuir en geignant des jupes de l’Allemagne pour se glisser entre les draps avec l’Autriche, cette putain stérile et ridée, sous les yeux du Saint Père qui jubile comme un pompeux patron de bordel et bénit le fruit dégénéré de cette dépravation, de cette fornication immonde ?
« C’est ça, la solution ? C’est ça, la Realpolitik ?
« GRANDISSEZ ! GRANDISSEZ et RÉVEILLEZ-VOUS ! Nos ennemis se tordent de rire et dansent de joie pendant que nous pleurons et que nous nous agitons, en proie à des caprices puérils.
« Pourtant, il existe une réponse à nos maux, elle ne vous plaira pas, mais nous l’avons sous les yeux. Il y a une solution, un espoir, un chemin certain vers l’orgueil de l’Allemagne et la survie de l’Allemagne. Vous la connaissez, vous la connaissez tous.
« C’est la dissolution de partis tels que celui-ci. Attendez ! Avant de me tailler en pièces, avant de me faire taire sous les huées, de me traiter d’infiltré, de saboteur, d’agent provocateur* et de traître, écoutez ce que j’ai à dire. Cela tient en un mot. Exactement un. Un mot unique. Un mot unique. Et ce mot unique est…
« Unité !
« Oui, nous pouvons nous scinder en petits groupes acariâtres, tels que votre Parti ouvrier allemand, nous pouvons affiner encore et encore la théorie politique et la théorie économique, la théorie raciale et la théorie nationaliste tant qu’il nous plaira et nous prétendre habiles et nous prétendre patriotes. Nous pouvons affûter nos idées jusqu’à émousser le fil de notre esprit. Mais plus nous nous agrippons à des fétus de paille, plus nous hurlons à la lune, et plus nos ennemis sourient et ricanent et s’esclaffent.
« Il y a plus de cinquante partis politiques distincts, rien qu’à Munich, la plupart bien plus importants que celui-ci. Songez-y. Songez-y et pleurez.
« Regardez Weimar. Dans l’empressement de leurs volontés débiles à lécher le cul de Woodrow Wilson, ils ont un gouvernement d’une bienveillance si généreuse, d’une telle magnanimité, qu’il se compose lui aussi de dizaines de partis différents, chacun ayant voix au chapitre dans notre politique nationale. Songez-y, et pleurez.
« Mais imaginez maintenant un unique parti allemand. Imaginez une telle chose. Un unique parti allemand pour le travailleur, le fermier, le vétéran et l’enfant allemands. Un seul parti allemand qui parle d’une seule voix allemande. Songez-y et riez. Car je vous le dis à présent, avec toute la puissance d’une prophétie et de l’amour de la patrie, je vous dis à présent qu’un tel parti pourra diriger non seulement l’Allemagne, mais la Terre entière.