Je levai les yeux, en sursautant. « Il est quelle heure ?
— Pas loin de six heures, quand même.
— Merde, je commence à peine. Est-ce que je peux emporter ces bouquins avec moi ? »
Steve secoua la tête. « Pas les trucs de référence, les encyclopédies, tout ça. Ils doivent rester sur place. Je pense que tu devrais pouvoir emporter ça sans problème…
Il alla jusqu’à la table et prit deux ouvrages plus petits. Des manuels scolaires sur l’Histoire européenne.
« Bon, alors je vais les prendre, dis-je en me remettant debout et en m’étirant. Merde, je suis désolé. Tu as dû drôlement t’ennuyer, Steve. Pourquoi tu n’es pas parti ? Je crois que je connais le chemin de retour à Henry Hall, désormais. »
Steve cala les livres sous son bras. « Je vais te raccompagner, fit-il.
— Franchement, tu n’es pas obligé. »
Il baissa les yeux vers la moquette, gêné. « En fait, Mikey…
— Quoi ?
— Tu vois, le professeur Taylor, il m’a demandé de ne pas te quitter des yeux.
— Oh. Oui. Je vois. Il se figure que je suis dangereux, c’est ça ?
— Il se dit peut-être que tu pourrais te perdre. Tu sais, avoir des ennuis, aggraver encore les dégâts. »
J’opinai. « En tout cas, c’est moche pour toi. Pardon.
— Dis, tu veux me rendre service ? Tu vas arrêter de t’excuser tout le temps ?
— C’est une habitude anglaise. Il y a tant de choses qu’on regrette.
— Ouais, c’est ça. »
Alors que j’ouvrais la porte donnant sur le couloir, Steve s’arrêta. « Mince ! Je viens d’avoir une idée. Il faut absolument que ce soit des livres ?
— Pardon ?
— Et des carts ?
— Des cartes ?
— Oui, si tu veux étudier l’histoire, tu peux emprunter des carts.
— Je ne tiens pas à passer pour un demeuré, mais tu parles de quoi, bon sang, avec tes carts ? »
Dix minutes plus tard, nous sortions de l’immeuble Firestone, deux livres de bibliothèque empruntables et une pile de carts sous mon bras.
« Bon, déclara Steve. Tu vas me dire à quoi ça rime, tout ça ? Ce besoin subit de tout savoir sur le parti nazi ?
— J’aimerais bien pouvoir te le dire. Mais je sais que tu me prendrais pour un fou. »
Steve s’arrêta et réfléchit un moment. « Voilà ce qu’on va faire. Tu vois le bâtiment, là-bas ? C’est le Centre universitaire Chancellor Green. On entre. On achète des pizzas, des donuts, des sodas, tout ce qui nous fait envie, et on rapporte ça chez toi. Ensuite, tu me racontes tout ce que tu as dans la tête. D’accord ?
— D’accord », répondis-je.
Je me sentis soulagé de rentrer à Henry Hall. La vue de tant d’étudiants dans la Rotonde du Centre universitaire m’avait décontenancé, remis en tête combien j’étais désemparé, isolé. Les particularités d’une nourriture étrangère, de façons étrangères de la servir, d’un argent étranger, de cris et d’appels étrangers, de rires étrangers, d’odeurs étrangères et de regards étrangers… tout cela m’avait cerné de toutes parts jusqu’à ce que j’aie envie de crier. Ma chambre à Henry Hall, si surprenante pour moi ce matin, revêtait désormais tout le réconfort et la familiarité d’une vieille paire de baskets.
Nous laissâmes choir les sacs en papier brun remplis de nourriture sur le bureau contre la fenêtre. Il faisait encore clair, mais je me battis avec la poignée jusqu’à ce que les stores se closent, et j’allumai une lampe. J’avais l’impression d’être traqué, un besoin de me tapir.
Pendant que nous mastiquions nos parts de pizza, je levai les yeux vers les murs.
« Ces gens-là, dis-je en indiquant un poster. Qui c’est ?
— Tu rigoles ?
— Non, sérieux. Dis-moi.
— C’est l’équipe des Yankees de New York, Mike. Tu prends le train jusqu’à Penn Station pour les voir jouer, à peu près chaque fois que tu peux.
— Ah, et eux ?
— Mandrax.
— Mandrax, répétai-je. C’est un groupe, c’est ça ?
— C’est un groupe.
— Et j’aime ce qu’ils font, non ? »
Steve acquiesça en souriant.
« On dirait le plus lamentable ramassis de vieux schnocks que j’aie jamais vu, commentai-je. Tu es vraiment sûr qu’ils me plaisent ?
— Bien sûr, dit-il en hochant la tête. Ils sont chouettes.
— Ah ouais, chouette ? Bon, alors s’ils sont chouettes, je dois en être dingue. Ça tombe bien, j’adore ce qui est chouette. Et les Beatles ? Est-ce que je les aime ? Les Rolling Stones ? Led Zeppelin ? Elton John ? Blur ? Oily-Moily ? Oasis ? »
Je m’esclaffai, ravi de son regard affolé. « Bon Dieu, je vais faire un malheur, dis-je dans un fou rire. Tiens, écoute ça. Teu-heu ! Yesterday, all my troubles seemed so far away ! Now it looks as though they’re here to stay. Oh I believe in yes-ter-day. Qu’est-ce que tu en penses ?
— Houlà ! répondit Steve en se collant les mains sur les oreilles.
— Hem, faut entendre les arrangements, je suppose… Et ça, alors ? Imagine there’s no heaven… Non, tu as raison, tu as tout à fait raison. Je vais avoir besoin de passer du temps tout seul avec un synthétiseur. »
Je me levai pour tourner en rond dans la chambre. « Et ça, qui c’est, alors ?
— Luke White.
— C’est un chanteur ?
— Arrête ton char ! C’est une vedette de cinéma.
— Hum, assez belle gueule, non ? Pourquoi je l’ai affiché sur mon mur ?
— C’est ce que beaucoup de monde aimerait bien savoir », dit Steve, avant de virer à une nuance furieuse de rouge.
Tandis qu’il tentait de masquer son embarras en se concentrant sur l’intérieur d’un donut, une arrière-pensée que j’avais en tête s’imposa à moi.
« Euh, Steve. La question va te paraître vraiment idiote, mais je ne suis pas gay, si ? »
Steve fronça les sourcils. « Gai ? Ça t’arrive, je suppose. Oui.
— Non, non, tu ne comprends pas. Est-ce que je suis… tu sais bien, comme ça… euh, tu vois…?
— Hein ?
— Mais si, tu sais ! Est-ce que je suis… une folle ? Un pédé ? »
Steve blêmit complètement. « Mais merde, Mikey !
— Ben, la question n’a rien de vraiment bizarre, si ? Je veux dire, tu comprends. Tu as dit que je n’avais pas de petite amie. Et ensuite, je me suis dit… bon, ces posters… C’est juste que… tu comprends, je me demandais, c’est tout.
— Bon Dieu, vieux. Mais tu es cinglé ?
— Ben, je sais que je ne l’étais pas, à Camb… dans mon souvenir, disons. Du moins, je ne crois pas que je l’étais. Pas spécialement. Tu vois… pas plus que la normale. J’avais une petite amie, mais franchement, notre liaison avait des aspects un peu spéciaux. Elle était plus âgée que moi et nous étions ensemble autant par commodité qu’autre chose, pour partager une maison, ce genre de choses. Je veux dire, je l’aimais, et tout, mais il m’arrivait souvent d’envier un peu James et Double Eddie. Peut-être que, depuis le début, j’étais… Oh merde, je me posais la question, tu vois. Je suppose que c’est normal. Ça n’a rien d’extraordinaire. »
Steve fixait sa canette de Coca comme si elle contenait le secret de la vie. « Rien d’extraordinaire ? dit-il d’une voix blanche. Il ne faut pas dire des choses comme ça, Mikey. Tu vas t’attirer des ennuis.
— Des ennuis ? À t’entendre, ce serait un crime. Je veux dire, tout ce que je demande, c’est si je suis actuellement, ou si j’ai jamais été… oh, bon sang ! » Je m’interrompis brusquement, les cadences de cet ancien mantra du Maccarthisme forçant une illumination subite et affreuse à poindre. « C’est bien le cas, hein ? C’est un crime ? »