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Il se tourna vers moi et j’aurais presque cru qu’il avait les larmes aux yeux. « Bien sûr, que c’est un crime, connard ! Mais t’as vécu où, jusqu’ici ?

— Ben, justement, Steve. C’est tout le problème. Tu vois, où j’ai vécu, ce n’est pas un crime.

— Oh, ben voyons, bien sûr. Sur Mars, c’est ça, dans la vallée de la Grande Montagne en sucre candi, où les guimauves poussent sur les arbres en sucre d’orge et où tout le monde se promène par petits bonds et prépare des tartes aux cerises pour les inconnus ? »

Je ne trouvai strictement rien d’autre à répondre.

Steve finit son Coca, enfonça les flancs de la canette avec les pouces et chercha à tâtons une cigarette.

J’en allumai une aussi et je m’éclaircis la gorge, détestant tout ce silence. « Je présume que nous n’avons jamais… enfin… nous deux. » Il me foudroya d’un regard assassin. « Heu… Je vais considérer ça comme un non, alors. » Il se pencha en avant sur son siège et regarda la moquette entre ses jambes, ses cheveux pendant librement et lui cachant le visage. Une fois de plus, le silence régna.

« Écoute, Steve, repris-je. Si je te disais que j’arrive vraiment de la planète Mars, tu me prendrais pour un fou, non ? Mais suppose, je te demande juste de supposer, que je vienne de… d’ailleurs, d’un endroit tout aussi bizarre, d’une culture complètement différente de la tienne ? »

Steve ne répondit rien, continuant simplement à scruter la moquette. « Tu es un type rationnel, poursuivis-je. Tu dois bien reconnaître qu’on ne peut pas expliquer facilement ce qui semble m’être arrivé. Ma façon de parler, je ne simule pas, tu le sais. Même le professeur Taylor l’a constaté, et il est authentiquement anglais. Enfin, authentiquement sur-anglais, faut avouer. Tu m’as vu changer en une seconde… une nanoseconde, subitement, contre un mur de Palmer Square – changer, du gars que tu connaissais, ce brave Mikey Young, pur Américain, étudiant en philo qui joue au base-ball et se passe régulièrement les dents au fil dentaire, en un type radicalement différent. Je n’ai pas changé à l’extérieur, mais à l’intérieur, si. Tu ne peux pas soutenir le contraire. Ça se voit comme les cheveux sur ta tête, ce qui, je ne sais pas pourquoi, est tout ce que je vois de toi en ce moment. Je sais des milliers de choses que je ne savais pas avant, mais pas des milliers d’autres choses que je devrais savoir. Je ne sais pas qui est président des États-Unis, je ne sais pas où se trouve Hertford, Connecticut, je ne suis même pas sûr de savoir où se trouve le Connecticut lui-même, en fait… Quelque part sur le côté droit, c’est tout ce dont je suis sûr. Je n’avais jamais vu ce campus de ma vie jusqu’à ce matin, ça, tu sais bien que je ne simulais pas. Mais je peux te raconter des trucs sur l’histoire européenne avant 1920 que je ne pourrais pas connaître sans l’avoir longuement étudiée. Tiens, je vais te le prouver. Prends ce livre et interroge-moi sur n’importe quel événement. Ce que tu voudras. »

L’air sceptique, Steve prit le livre que je lui tendais. « Bon, admettons, tu sais des choses sur l’Europe. Et alors ?

— Tu me connais assez bien… enfin, tu crois bien me connaître. Regarde autour de toi, mes étagères : pas un seul bouquin d’histoire. Est-ce que je me suis jamais intéressé à l’histoire durant mes deux premières années ? Est-ce que je l’ai étudiée ?

— Je ne crois pas, non…

— Bien. Alors, interroge-moi. Tout ce que tu veux avant 1930, disons. »

Steve feuilleta le livre et s’arrêta sur une page. « D’accord, alors, qu’était la Sainte Alliance ? »

Je levai la main : « M’sieur, moi, m’sieur, je sais, c’est facile ! dis-je en lançant mon bras vers le haut. La Sainte Alliance est le nom donné à un pacte, m’sieur, un pacte signé par la très peu sainte trinité de… voyons, le Tsar de Russie… ce devait être Alexandre Ier… par Frédéric-Guillaume III de Prusse et par le Saint Empereur romain, François II, sauf que, évidemment, il n’était plus que François Ier d’Autriche, non ?… depuis que Napoléon s’était fait botter le train à Waterloo, et tout ça.

— Qui d’autre l’a signée ? » Steve scrutait le livre avec attention.

— Hé bien, m’sieur, Naples, m’sieur, et la Sardaigne, m’sieur, la France et l’Espagne, m’sieur. Elle a par la suite été ratifiée et signée par la Grande-Bretagne – le Prince Régent, futur George IV, son père étant maboul à l’époque, évidemment, bien que la Grande-Bretagne fasse déjà partie de la Quadruple Alliance, quelque chose de complètement différent. Et le Sultan ottoman l’a signé aussi. Mais je crains de devoir avouer que son nom m’échappe, si je l’ai jamais su. Et bien entendu, le Pape a donné sa grande bénédiction. Le pacte a été signé en 1815. Pour dix points de plus et le séjour à la Barbade, je dirais le 26 septembre. Je me trompe ?

— D’accord, d’accord. » Steve repartit à feuilleter le livre. « Et… Benjamin Disraeli… ?

— Benjamin Disraeli ? Que ne saurais-je te dire ? » Je vibrais littéralement, à présent, totalement dans mon élément, patinant avec élégance sur une épaisse couche de glace. « Né en 1804, le 21 décembre, je crois. A forgé l’expression le mât enduit de graisse pour décrire son ascension de ses humbles origines juives jusqu’au poste de Premier ministre à l’apogée de l’ère victorienne et de l’Empire. Fils d’un dilettante sépharade, un écrivain, amateur d’antiquités et délicieux personnage prénommé Isaac, qui a converti toute sa famille au christianisme en 1817. Ben a débuté dans le droit, a perdu un gros magot après de mauvais investissements et s’est donc mué en romancier et en bel esprit pour subventionner son existence de dandy et ses aspirations politiques. A écrit une série de livres qu’on appelle les Romans de la Jeune Angleterre, notamment Coningsby, ou la nouvelle génération, et Sybil, ou les deux nations. Il avait été élu pour la première fois au Parlement quelques années plus tôt, aux alentours de 1837, je pense, sa cinquième tentative pour obtenir un siège. Anti-whig, anti-utilitariste, il s’est fait un nom en attaquant son propre gouvernement. Il a popularisé l’expression « hypocrisie organisée » en décrivant les efforts de Robert Peel pour abroger les lois sur le grain. Il a encore traîné quelques années comme chef du parti, Chancelier de l’Échiquier sous lord Derby, rédigeant le deuxième Acte de Réforme de 1860 qui étendait le droit de vote aux propriétaires dans les bourgades. Devint brièvement Premier ministre en 1868. Remporta enfin en 1874 une élection contre son grand rival, William Ewart Gladstone, première victoire conservatrice depuis 1841. Fit passer une tripotée de réformes syndicales et sociales, emprunta quatre millions de livres afin d’acheter le canal de Suez pour la reine Victoria qui était folle de lui, surtout après qu’il lui a donné le nouveau titre officiel d’Impératrice des Indes. Il est revenu en 1878 du Congrès de Berlin en annonçant La paix dans l’honneur, un peu comme Chamberlain après Munich – mais ça, tu ne le trouveras pas dans ton livre, j’en ai bien peur – a été fait premier comte de Beaconsfield en 1876, après avoir d’abord refusé un titre de duc, est mort en 1881, après avoir été viré de son poste l’année précédente. Il est mort le 19 avril, huit ans et un jour avant la naissance d’Adolf Hitler, dont tu n’as jamais entendu parler non plus. Ses partisans se baptisent la Primrose League et continuent à ce jour à parler de Conservatisme de la Nation Unie. Sa femme l’appelait Dizzy et était célèbre pour son dévouement, son manque de tact et une conduite généralement farfelue. L’a un jour accompagné en carrosse jusqu’au Parlement, les doigts coincés dans la portière, une douleur affreuse, sans dire un mot pour ne pas le distraire des préparatifs de son grand discours. Une autre fois, elle se trouvait dans un jardin avec deux ou trois dames victoriennes qui gloussaient en rougissant devant les attributs généreux d’une statue masculine. Oh, ce n’est rien, a-t-elle déclaré. Vous devriez voir mon Dizzy quand il prend son bain. Il a décrit ses dernières années comme un ranecdotage. Que veux-tu savoir d’autre ? »