Steve ne leva pas le nez de son livre. « Donne-moi le titre de certains de ses autres romans.
— Pffou, tu n’es pas exigeant, toi ! Bon, le premier portait un titre du genre Dorian Gray. Pas ça, évidemment, mais ça y ressemblait. Vivien Grey ? C’est ça ? Il y en a eu un autre, intitulé The Young Duke, le dernier était Endymion, ça, je le sais. Il l’a écrit en 1880. Et je suis presque sûr qu’il y en avait un autre avec un nom de femme dans le titre… Henrietta, je crois. Henrietta Tempest, quelque chose comme ça ?
— Henrietta Temple, en fait », rectifia Steve en refermant le bouquin. « D’accord, tu t’y connais un peu en histoire. Ça signifie quoi ?
— À toi de me le dire. Est-ce que ça colle avec ce que tu sais de moi ? Laisse-moi te réciter tous les présidents américains de ce siècle.
— Oh, ben oui, gros exploit. N’importe quel écolier de dix ans en serait capable.
— Écoute, insistai-je. William McKinley (assassiné en 1901), Teddy Roosevelt, William Howard Taft, Woodrow Wilson, Warren G. Harding, Calvin Coolidge, Herbert C. Hoover, FDR, FDR, FDR, Harry S. Truman, Dwight D. Eisenhower, Eisenhower encore, John Fitzgerald Kennedy (assassiné en 1963), Lyndon B. Johnson, Richard M. Nixon, encore Nixon (démission en 74), Gerald Ford, Jimmy Carter, Ronald Reagan, encore Reagan, George Bush et pour finir, mesdames et messieurs, le quarante-deuxième président des États-Unis, Bill Clinton de Little Rock, Arkansas. Qu’est-ce que tu en dis ? »
Il y avait une expression perplexe sur le visage de Steve. « J’ai un peu perdu le fil quelque part au milieu.
— Évidemment. Après FDR, Franklin Delano Roosevelt, je me trompe ?
— Exact. Il y a eu tout un tas de noms que je n’avais jamais entendus. Et tu disais que Nixon a démissionné ?
— Donc, tu as quand même entendu parler de Nixon ?
— Allons, Mikey. Un peu de sérieux.
— Richard Millhouse Nixon, Dicky le roublard. A démissionné dans la disgrâce pour éviter la destitution en 1973.
— Pour ta gouverne, Richard Nixon a été trois fois président, de 1960 à 1972.
— Je vois… Mais Kennedy, Carter et Bush, LBJ, Clinton… Ça ne veut rien dire, pour toi ?
— Mon petit frère se prénomme Clinton, mais je te garantis qu’il est pas président.
— Hé bien ! Tu vois ? » J’allumai une nouvelle cigarette et commençai à arpenter la pièce. « Tout ce que tu sais diffère de ce que je sais. Comment c’est possible ?
— Tu n’as plus le même accent qu’hier. Par certains côtés, tu n’es plus la même personne. Je vois ça. Mais, Mikey, c’est la tête. Tout ça, c’est dans ta tête.
— Alors, un coup sur le crâne m’a donné des connaissances universitaires sur l’histoire de l’Europe, c’est ça ? Il m’a donné les détails de présidents américains dont tu n’as jamais entendu parler et dont je pourrais discuter devant un détecteur de mensonges sans faire une seule fois trembler l’aiguille. Ça m’a bourré la tête de films, de chansons et d’histoires que tu n’as encore jamais entendues ? Play it again, Sam. Je vais lui faire une offre qu’il ne pourra pas refuser. She loves you, yeah, yeah, yeah. La Force est avec toi, jeune Skywalker. Mais tu n’es pas encore un Jedi. J’adore l’odeur du napalm au petit matin. La vérité est ailleurs. Hasta la vista, baby. Catch 22. Il n’y aura aucune absolution à la Maison-Blanche. Le Tambour. (What’s the Story) Morning Glory ? La Liste de Schindler. Mon nom est Bond, James Bond.Ich bin ein Berliner. L’Attrape-cœur. You may say that I’m a dreamer, but I’m not the only one. Perhaps some day you’ll join me and the wo-o-o-rld will live as one. Téléportation, Scotty. Je reviendrai.Sing if you’re glad to be gay, sing if you’re happy that way. Les Gens de Smiley. Jamais dans le champ des conflits humains tant de gens n’ont dû autant à si peu. Un petit pas pour l’homme, un pas de géant pour l’humanité. Tant qu’il y aura des hommes. Never mind the bollocks, here’s the Sex Pistols. Le Pont de la rivière Kwaï. Marlène Dietrich. E.T. téléphoner maison. What good is sitting, alone in a room, come hear the music play, life is a cabaret, old friend, it’s only a cabaret. Le film de Zapruder et la butte herbeuse.Les Douze salopards. It’s coming home, it’s coming home, it’s coming, football’s coming home{Refrain de la chanson officielle de la Coupe européenne de football 1996, qui se tenait en Grande-Bretagne.}. Le Crépuscule des aigles. J’en ai fumé, mais je n’ai pas avalé la fumée. Suivez le bœuf. Lisez sur mes lèvres : pas de nouveaux impôts. Scooby Dooby Doo, where are you ? Mrs Peel, on a besoin de nous. Et voilà ! »
Je m’arrêtai pour reprendre mon souffle, transpirant sous une combinaison d’effort, d’exaltation et de pepperoni épicés. Sur le visage de Steve, je vis une expression où l’admiration, la stupeur, l’amusement, la perplexité et la peur luttaient pour passer en pole position. La stupeur menait d’une demi-longueur, mais les autres s’accrochaient.
« Regarde les choses en face, Steve, je te pose un problème qu’on ne peut pas résoudre avec des histoires de bosse et d’amnésie. Je viens d’ailleurs. » Je passai la main dans mes cheveux pour faire circuler l’air et rafraîchir la sueur. « Ne crois pas que j’ignore à quel point je parais cinglé. Dieu sait que j’ai vu assez de films pour savoir quel mal de chien a le héros venu d’ailleurs qui a remonté le temps pour convaincre les gens de l’écouter. Ils finissent en général par le dénoncer.
— Remonter le temps ? » Steve serra les paupières avec énergie, au désespoir. « Oh, bon Dieu, Mikey, t’as besoin d’aide. Tu ne peux pas…
— Ce n’est pas ce que je voulais dire.
— Laisse-moi appeler Doc Ballinger, implora-t-il. Mikey, je ne sais pas ce qu’il se passe, mais… je tiens à toi. Je veux dire je m’inquiète de ce qui t’arrive, je ne veux pas que tu deviennes dingue.
— J’ai compris ce que tu voulais dire, Steve, mais je t’en prie, écoute-moi. Ce n’est pas de ça que je parlais, je n’ai pas remonté le temps. Enfin, pas exactement. Simplement, le temps a… le temps a voyagé en moi. Non, ce n’est pas ça. Écoute-moi, tu veux ? Écoute, juste. Je vais te raconter une histoire. Imagine ça comme une idée, c’est tout, d’accord ? Un scénario de film, un truc de ce genre ? Écoute et ouvre les oreilles… comment on dit ? Sans préjugé. Écoute sans préjugé. Ne m’interromps que si quelque chose n’est pas clair. Et une fois que tu auras entendu, alors, à toi de décider quoi faire. C’est d’accord ?
— Oui, sans doute. »
Je poussai les livres et les carts sur un côté du bureau et m’y hissai, balançant les jambes sous moi. Steve, assis par terre en tailleur, levait les yeux vers moi comme un gamin sur le tapis de sol pendant l’heure des contes.