« D’accord, dis-je. Imagine-toi un type. Plutôt jeune. Un Anglais. À peu près mon âge. Il fait des recherches pour un doctorat dans une ville universitaire en Angleterre. Appelons-la Cambridge… »
Les temps passent. Le soleil plonge lentement à l’Ouest. Des bruits pénètrent dans la pièce. Des ballons de basket qui frappent le sol dans le couloir. Le couinement de baskets qui dérapent. De la musique bluegrass qui joue dans la chambre du dessus. Des portes qui claquent. Des cris. Le coup de fouet de serviettes contre la chair. Une guitare mal accordée de l’autre côté du couloir. Des cloches au loin sonnent les heures qui s’écoulent sans qu’on les remarque.
« …une pizza, des Cocas et des donuts à la confiture absolument dégueulasses, et regagnèrent sa résidence universitaire, à Henry Hall. Là, il décida de raconter à son nouvel ami Steve tout ce qui s’était passé, de raconter la vérité, toute la vérité et rien que la vérité, je le jure. Fin. »
Je descendis du bureau pour me mettre debout et m’étirer. Dehors, les ténèbres étaient tombées et à l’intérieur de Henry Hall, le silence régnait.
Steve demeura assis par terre. Il ne bougeait que pour se pencher en avant de temps en temps et tapoter sa cigarette contre la canette de Coca, tellement bourrée de mégots et de bouillie, désormais, qu’elle avait depuis longtemps cessé de grésiller à chaque nouvelle chute de cendres chaudes.
« Ce que je ne comprends pas, finit-il par dire, c’est comment, si tout ça est vrai, comment ça se fait que tu t’en souviennes.
— Exactement ! Ça me laisse perplexe, moi aussi. Je veux dire, si mon corps est ici, alors comment se fait-il que ma conscience appartient encore à l’ancien monde ?
— Je suppose, dit lentement Steve, je suppose que si ce Zuckermann engendrait une singularité quantique artificielle et que tu as été pris dans l’horizon événementiel, alors il se peut que… Je ne sais pas… » Il haussa les épaules, désemparé. « Bon sang, Mikey, rien de ce que tu as dit n’a de sens, pour moi.
— Mais tu me crois ? Tu me crois, non ? »
Il écarta les mains. « Je ne peux pas trouver de meilleure explication à ta conduite. Mais en théorie, ça pourrait arriver tout le temps, tu sais ? Ça s’est peut-être déjà produit des tas de fois. On n’en saurait rien. Il existe peut-être un millier de vingtièmes siècles. Un million. Chacun avec une issue différente. Tu as créé un des tiens, et tu es coincé dedans.
— C’est ça, dis-je. Mais dans mon arrogance, je croyais en créer un meilleur. Je pensais que si Hitler ne naissait pas, le siècle aurait moins de sujets de honte. J’aurais dû savoir que non, je suppose. La situation en Europe restait la même. Il existait toujours un vide en Allemagne qui attendait d’être comblé. Il y avait encore cinquante années d’antisémitisme et de nationalisme qui ne demandaient qu’à être exploitées. Il y avait toujours un Traité de Versailles et un Krach de Wall Street et une Grande Dépression. Mais une chose, au moins…
— Quoi ?
— Hé bien, ce Rudolf Gloder, ce Führer. Je veux dire, au moins, il n’était pas aussi mauvais qu’Hitler. D’après ce que j’ai pu voir de lui dans ce livre, au moins, il était humain, sain d’esprit. Je veux dire, il n’y a pas eu de camps de la mort, de Zyklon B, d’Holocauste, de monomanie éructante, pas de génocide. »
Steve se remit lentement debout, pour soulager les crampes dans ses jambes. « Oh, Mikey, dit-il d’une voix pleine de chagrin. Oh, Mikey, tu ne sais pas ce que tu dis. »
Je le dévisageai. « Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Ton Hitler, que lui est-il arrivé ?
— Il s’est suicidé alors que les Russes faisaient pression sur Berlin d’un côté, et les Américains et les Britanniques de l’autre. Il s’est tiré une balle dans la tête et a été incinéré avec de l’essence dans le jardin de la chancellerie du Reich. Le 30 avril 1945.
— Je crois qu’il serait peut-être temps, fit Steve en se dirigeant vers l’ordinateur, que tu jettes un coup d’œil sur certaines de ces carts. »
Il en prit une dans la pile que nous avions réunie à la bibliothèque, une petite boîte carrée d’environ huit centimètres sur dix, épaisse d’un centimètre. Il tira sur l’étui et en sortit un carré plus petit en plastique noir.
« Pourquoi ne me dis-tu pas ce que tu veux que je sache ?
— Contrairement à toi, me répondit Steve en poussant le carré noir dans une fente sous l’écran de l’ordinateur, je ne suis pas un spécialiste de l’histoire.
— Alors, c’est quoi, ça ? Un genre de vidéo ? Ou c’est plutôt comme un CD-ROM ?
— Ça ne ressemble à rien. C’est une cart. Voilà tout, une cart. »
Je cherchai sur le bureau avec une mine désorientée. « Et où est le clavier ? »
Steve secoua la tête. « Bon sang, Mikey, tu prends ça pour quoi ? Un piano ? » Il pressa un bouton sur l’écran et l’écran s’alluma en orange et noir. « Tu veux regarder depuis le début ? »
Il me lança l’étui de la cart. J’en regardai le titre, imprimé en caractères gothiques gras et noirs au-dessus d’une énorme croix gammée en flammes.
La chute de l’Europe
« Oh, merde », dis-je, rempli d’une horreur qui me plombait le ventre. « Oui. Depuis le début. »
Steve posa le doigt sur la surface de la télé et un menu apparut en un éclair, des lettres bleues dans de gros carrés. Il toucha le premier. Un vague bruit de rotation rapide sortit de l’intérieur de l’ordinateur et presque aussitôt une fanfare orchestrale éclata par les haut-parleurs dans la chambre. Steve plongea vers un bouton de son et le volume baissa. Pas avant que des coups aient martelé le mur et qu’un cri pâteux nous intime d’arrêter ce bordel.
Steve me tendit des écouteurs et guida mes mains vers le contrôle du volume.
« La collection d’Histoire du Moooonde, de Donaldson et Webb ! » proclama une voix, comme si elle annonçait un match comptant pour le titre poids lourds. « La chute de l’Europe. » Le menu disparut sous un écran de titre, portant le même lettrage gothique.
Je me laissai choir sur le siège en face de l’écran.
Le film, et c’était un genre de film – marginalement interactif, me permettant de faire des arrêts et d’accéder à de petites cases d’information en posant le doigt sur l’écran – me semblait plus orienté vers les écoles que vers un étudiant d’une université de l’Ivy League, mais c’était exactement ce qu’il me fallait.
Exactement ce qu’il ne me fallait pas.
« Tiens, me dit Steve, ça va avec. » L’étui en plastique transparent de la cart contenait une couverture imprimée et glacée, comme une jaquette d’album CD. Steve la retira et me la donna et, de temps en temps, je me référais à cet opuscule tout en regardant.
CARTOUCHES MEDIA ÉDUCATIVES
DONALDSON ET WEBB
Troisième série. Histoire du Monde.
5e partie : La chute de l’Europe
Index de recherche
Piste 1
Mai 1932 Élection du Parti nazi au Reichstag. Renégociation du Traité de Versailles avec la Grande-Bretagne, la France et l’Amérique. Pacte avec Staline.
Piste 2
1933-34 Lancement de l’automobile Deutschwagen à moteur Rotary. Le développement de composants à tubes à vide miniatures transforme l’industrie électronique allemande naissante.