« Hé bien ? Où est-elle ? dit-il.
— La carte ? Grand Dieu, Johann, laissez-leur une chance. Vous me l’avez demandée il y a à peine une minute.
— Quoi ? Vraiment ? Oui, pardon. » Kremer lui adressa un sourire d’écolier contrit. « Mais quand même, j’aimerais beaucoup qu’ils se dépêchent.
— Vous avez vu quelque chose ? »
Kremer se pinça l’arête du nez avec lassitude, les yeux clos. « Non. Rien.
— Vous examiniez les niveaux de zinc et de sodium ?
— Oui, mais ce n’est rien. Plus hauts que la moyenne, mais inférieurs à notre alimentation, ici. Nous devrions chercher quelque chose de plus gros, de beaucoup plus gros.
— Et ces traces de méthyle orange ?
— Elles proviennent d’une contamination, forcément. Le docteur d’origine, je suppose. Comment s’appelait-il ?
— Schenck. Horst Schenck.
— Oui, c’est ça. Toute cette histoire est insensée, Dietrich. Si je n’avais pas constaté l’effet sur nos souris, je croirais à un canular. »
Le docteur se remit à son microscope avec un soupir.
« Docteur Bauer ? » Ruth lui tendait le téléphone comme si le combiné était contaminé par l’anthrax. « Votre femme vous prie de venir souhaiter bonne nuit à votre fils. »
Bauer prit le combiné et écouta un moment avec un amusement tendre la respiration rapide de son fils.
« Axi ? finit-il par demander.
— Papa ?
— Tu as été sage, aujourd’hui ?
— Papa !
— Je te verrai demain.
— Lait.
— Tu as dit lait ? Tu veux du lait ?
— Lait.
— Mutti va te donner du lait. Je ne peux pas t’en donner par téléphone, tu sais bien. Demande à Mutti. »
S’ensuivit un moment de respiration rapide, puis un silence plus long.
« Axel ? Tu es là ?
— Renard.
— Renard ?
— Renard. Renard, renard, renard.
— C’est bien, dis donc. »
Bauer entendit une série de chocs : on avait lâché le combiné. Au terme d’un nouveau silence, la voix de Martha résonna à son oreille. « Bonjour, chéri. Nous avons vu un renard, aujourd’hui. Dans le jardin. C’est son animal préféré, maintenant.
— Ah. Ça explique tout.
— Je crois qu’il a de nouveau mal à l’oreille. Il dit “vilaine oreille” et il se frappe la tempe avec la paume.
— Je suis sûr que ce n’est pas bien grave. Je regarderai ça demain matin.
— Jusqu’à quelle heure vas-tu travailler ? Ta Juive d’étudiante n’a rien voulu me dire.
— Désolé, chérie. Mais les choses sur lesquelles je travaille. C’est très important. Priorité maximale.
— Je comprends. Je t’assure. Mais tu essaieras de manger, ce soir, n’est-ce pas ?
— Bien sûr. On s’occupe très bien de nous, ici, tu sais.
— Je sais. Les chouchous du Führer.
— Au revoir, chérie. »
Bauer raccrocha le combiné. Ruth, debout au milieu de la pièce, gênée, s’affairait à scruter une écritoire à pince pour montrer qu’elle n’avait pas écouté.
« Je crois que vous feriez aussi bien de rentrer, Fräulein Goldmann. Le professeur Kremer et moi pouvons nous débrouiller sans vous pour le reste de la journée.
— Je suis ravie de rester, monsieur.
— Non, non. Je vous en prie… Inutile. »
En sortant, Ruth manqua de se cogner à un messager de la Documentation, hors d’haleine. Un coup d’œil à sa montre apprit à Bauer qu’il devrait encore une fois payer lui-même sa bière, ce soir.
« Rien, déclara Kremer, écœuré. Absolument rien. Le terrain le plus ennuyeux du monde au point de vue topographique, le plus banal au point de vue géologique et le plus ordinaire au point de vue minéralogique.
— Même pas particulièrement pittoresque, acquiesça Bauer. Enfin, pour l’Autriche.
— Alors, que se passe-t-il ? Au nom du plus profond enfer, que se passe-t-il ? » Kremer martela la carte avec le tuyau de sa pipe. « Ça n’a absolument aucun sens. Pas le moindre sens.
— Peut-être, commença Bauer avec hésitation. Peut-être que nous avons négligé un élément évident. Vous m’avez toujours appris que chaque fois qu’on progresse d’un centimètre à partir d’un principe erroné, on s’éloigne d’un kilomètre de la vérité. Peut-être partons-nous dans une direction totalement fausse. »
Kremer leva les yeux de la carte.
« Nous cherchons désespérément la cause d’un effet que nous ne comprenons pas. Peut-être devrions-nous étudier l’effet lui-même. »
Kremer le fixa un moment. « C’est possible », dit-il lentement, prolongeant les deux mots avec réticence. « Mais, Dietrich, il ne nous reste plus que trente centilitres. Les enjeux sont tellement élevés, les attentes de Berlin tellement énormes. Nous ne pouvons nous permettre le luxe d’un cul-de-sac.
— C’est bien ce que je veux dire, Johann. Le cul-de-sac, nous y sommes. Rebroussons chemin. Repartons du début. »
Johann tendit une main vers l’étagère au-dessus de la paillasse et en tira le dossier marqué Braunau.
Histoire américaine
Le discours de Gettysburg
« Alors, dites-moi, Mike. Que savez-vous de Braunau ? »
Le ton était chaud, intéressé et révérencieux, comme si celui qui parlait me demandait d’exécuter un tour pour impressionner un ami.
Je me demandai où Steve était passé. La rapidité et l’assurance des deux hommes – ils s’étaient présentés sous les noms de Hubbard et Brown – n’avaient pas laissé le temps de poser des questions ou de protester. Voudrions-nous avoir l’obligeance de les suivre jusqu’à leur voiture ? Elle se trouvait au-dehors. Il y avait des questions sur lesquelles je pourrais les aider. Ce serait très utile. Pas la peine d’emporter quoi que ce soit et, bien sûr, nous n’avions aucun souci à nous faire.
On m’avait installé entre Hubbard et Brown sur la banquette arrière de la première de deux longues berlines noires garées devant la porte de Henry Hall. Il ne me vint à l’esprit que Steve avait disparu qu’au moment où nous démarrâmes. Je me retournai pour regarder par la vitre arrière, afin de vérifier s’il se trouvait dans la seconde voiture, mais Brown, comme un maître d’école édouardien, me tourna la tête, avec douceur mais fermeté, pour la diriger de nouveau vers l’avant.
Nous n’avions pas roulé plus de vingt minutes quand nous quittâmes la route pour nous engager dans l’allée d’une grande maison. En descendant de voiture, je pus discerner le bois des pignons, bordé à clin comme dans le décor du célèbre tableau American Gothic. L’air doux embaumait de l’odeur des pins.
À l’intérieur, on me conduisit dans une salle à manger, et on m’offrit un siège au milieu d’une grande table en bois d’érable luisant. Hubbard s’assit en face de moi et Brown resta debout à une extrémité, tripotant une cafetière dont le couvercle paraissait coincé.
« Satanée machine, dit-il en frappant avec exaspération le couvercle du côté de son poing.
— Charles Winninger ! » m’exclamai-je avec entrain, avant de regretter instantanément de ne pas avoir tenu ma langue.
Hubbard se pencha en avant avec intérêt. « Pardon ?
— Non, rien, dis-je. Je pensais à voix haute, c’est tout.
— Non, non. Je vous en prie… » Hubbard écarta les mains en un geste d’invite.
« Je pensais simplement à Femme ou démon. Charles Winninger y joue un personnage du nom de Wash Dimsdale, qui n’arrête pas de dire satané ceci, satané cela. Je n’avais encore jamais entendu quelqu’un employer le mot jusqu’ici. C’est tout. »