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Quand je rapportai au Persan le mince résultat de ma visite à M. Poligny, le daroga eut un vague sourire et me dit: «Jamais Poligny n’a su combien cette extraordinaire crapule d’Érik (tantôt le Persan parlait d’Érik comme d’un dieu, tantôt comme d’une vile canaille) l’a fait «marcher». Poligny était superstitieux et Érik le savait. Érik savait aussi beaucoup de choses sur les affaires publiques et privées de l’Opéra.

Quand M. Poligny entendit une voix mystérieuse lui raconter, dans la loge n° 5, l’emploi qu’il faisait de son temps et de la confiance de son associé, il ne demanda pas son reste. Frappé d’abord comme par une voix du Ciel, il se crut damné, et puis, comme la voix lui demandait de l’argent, il vit bien à la fin qu’il était joué par un maître chanteur dont Debienne lui-même fut victime. Tous deux, las déjà de leur direction pour de nombreuses raisons, s’en allèrent, sans essayer de connaître plus à fond la personnalité de cet étrange F. de l’O., qui leur avait fait parvenir un si singulier cahier des charges. Ils léguèrent tout le mystère à la direction suivante en poussant un gros soupir de satisfaction, bien débarrassés d’une histoire qui les avait fort intrigués sans les faire rire ni l’un ni l’autre.

Ainsi s’exprima le Persan sur le compte de MM. Debienne et Poligny. À ce propos, je lui parlai de leurs successeurs et je m’étonnai que dans les Mémoires d’un Directeur, de M. Moncharmin, on parlât d’une façon si complète des faits et gestes de F. de l’O., dans la première partie, pour en arriver à ne plus rien en dire ou à peu près dans la seconde. À quoi le Persan, qui connaissait ces Mémoires comme s’il les avait écrits, me fit observer que je trouverais l’explication de toute, l’affaire si je prenais la peine de réfléchir aux quelques lignes que, dans la seconde partie précisément de ces Mémoires, Moncharmin a bien voulu consacrer encore au Fantôme. Voici ces lignes, qui nous intéressent, du reste, tout particulièrement, puisqu’on y trouve relatée la manière fort simple dont se termina la fameuse histoire des vingt mille francs:

«À propos de F. de l’O. (c’est M. Moncharmin qui parle), dont j’ai narré ici même, au commencement de mes Mémoires, quelques-unes des singulières fantaisies, je ne veux plus dire qu’une chose, c’est qu’il racheta par un beau geste tous les tracas qu’il avait causés à mon cher collaborateur et, je dois bien l’avouer, à moi-même. Il jugea sans doute qu’il y avait des limites à toute plaisanterie, surtout quand elle coûte aussi cher et quand le commissaire de police est «saisi», car, à la minute même où nous avions donné rendez-vous dans notre cabinet à M. Mifroid pour lui conter toute l’histoire, quelques jours après la disparition de Christine Daaé, nous trouvâmes sur le bureau de Richard, dans une belle enveloppe sur laquelle on lisait à l’encre rouge: De la part de F. de l’O., les sommes assez importantes qu’il avait réussi à faire sortir momentanément, et dans une manière de jeu, de la caisse directoriale. Richard fut aussitôt d’avis qu’on devait s’en tenir là et ne point pousser l’affaire. Je consentis à être de l’avis de Richard. Et tout est bien qui finit bien. N’est-ce pas, mon cher, F. de l’O.?»

Évidemment, Moncharmin, surtout après cette restitution, continuait à croire qu’il avait été un moment le jouet de l’imagination burlesque de Richard, comme, de son côté, Richard ne cessa point de croire que Moncharmin s’était, pour se venger de quelques plaisanteries, amusé à inventer toute l’affaire du F. de l’O.

N’était-ce point le moment de demander au Persan de m’apprendre par quel artifice le Fantôme faisait disparaître vingt mille francs dans la poche de Richard, malgré l’épingle de nourrice. Il me répondit qu’il n’avait point approfondi ce léger détail, mais que, si je voulais bien «travailler» sur les lieux moi-même, je devais certainement trouver la clef de l’énigme dans le bureau directorial lui-même, en me souvenant qu’Érik n’avait pas été surnommé pour rien l’amateur de trappes. Et je promis au Persan de me livrer, aussitôt que j’en aurais le temps, à d’utiles investigations de ce côté. Je dirai tout de suite au lecteur que les résultats de ces investigations furent parfaitement satisfaisants. Je ne croyais point, en vérité, découvrir tant de preuves indéniables de l’authenticité des phénomènes attribués au Fantôme.

Et il est bon que l’on sache que les papiers du Persan, ceux de Christine Daaé, les déclarations qui me furent faites par les anciens collaborateurs de MM. Richard et Moncharmin et par la petite Meg elle-même (cette excellente madame Giry étant, hélas! trépassée) et par la Sorelli, qui est retraitée maintenant à Louveciennes – il est bon, dis-je, que l’on sache que tout cela, qui constitue les pièces documentaires de l’existence du Fantôme, pièces que je vais déposer aux archives de l’Opéra, se trouve contrôlé par plusieurs découvertes importantes dont je puis tirer justement quelque fierté.

Si je n’ai pu retrouver la demeure du Lac, Érik en ayant définitivement condamné toutes les entrées secrètes (et encore je suis sûr qu’il serait facile d’y pénétrer si l’on procédait au dessèchement du lac, comme je l’ai plusieurs fois demandé à l’administration des beaux-arts) [13], je n’en ai pas moins découvert le couloir secret des communards, dont la paroi de planches tombe par endroits en ruine; et, de même, j’ai mis au jour la trappe par laquelle le Persan et Raoul descendirent dans les dessous du théâtre. J’ai relevé, dans le cachot des communards, beaucoup d’initiales tracées sur les murs par les malheureux qui furent enfermés là et, parmi ces initiales, un R et un C. – R C? Ceci n’est-il point significatif? Raoul de Chagny! Les lettres sont encore aujourd’hui très visibles. Je ne me suis pas, bien entendu, arrêté là. Dans le premier et le troisième dessous, j’ai fait jouer deux trappes d’un système pivotant, tout à fait inconnues aux machinistes, qui n’usent que de trappes à glissade horizontale.

Enfin, je puis dire, en toute connaissance de cause, au lecteur: «Visitez un jour l’Opéra, demandez à vous y promener en paix, sans cicerone stupide, entrez dans la loge n° 5 et frappez sur l’énorme colonne qui sépare cette loge de l’avant-scène; frappez avec votre canne ou avec votre poing et écoutez… jusqu’à hauteur de votre tête: la colonne sonne le creux! Et après cela, ne vous étonnez point qu’elle ait pu être habitée par la voix du Fantôme; il y a, dans cette colonne, de la place pour deux hommes. Que si vous vous étonnez que lors des phénomènes de la loge n° 5 nul ne se soit retourné vers cette colonne, n’oubliez pas qu’elle offre l’aspect du marbre massif et que la voix qui était enfermée semblait plutôt venir du côté opposé (car la voix du fantôme ventriloque venait d’où il voulait). La colonne est travaillée, sculptée, fouillée et trifouillée par le ciseau de l’artiste. Je ne désespère pas de découvrir un jour le morceau de sculpture qui devait s’abaisser et se relever à volonté, pour laisser un libre et mystérieux passage à la correspondance du Fantôme avec Mme Giry et à ses générosités. Certes, tout cela, que j’ai vu, senti, palpé, n’est rien à côté de ce qu’en réalité un être énorme et fabuleux comme Érik a dû créer dans le mystère d’un monument comme celui de l’Opéra, mais je donnerais toutes ces découvertes pour celle qu’il m’a été donné de faire, devant l’administrateur lui-même, dans le bureau du directeur, à quelques centimètres du fauteuiclass="underline" une trappe, de la longueur de la lame du parquet, de la longueur d’un avant-bras, pas plus… une trappe qui se rabat comme le couvercle d’un coffret, une trappe par où je vois sortir une main qui travaille avec dextérité dans le pan d’un habit à queue-de-morue qui traîne…