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Nicolas songeait au grand-duc qui, à Guérande, avait hanté ses nuits d’été par ses pas solennels et ses appels sinistres.

— Monsieur le commissaire, dit Marie Chaffoureau indignée, je sais encore reconnaître le pas d’un homme de celui d’un oiseau.

— Bref, ce jour-là vous n’avez pas vu Élodie ?

— Pas plus ce jour-là que les jours précédents. On la disait souffrante. Les deux sœurs veillaient sur elle.

— Merci grandement de vos remarques qui m’ont prodigieusement intéressé, dit Nicolas. Auriez-vous l’extrême obligeance de me montrer ma chambre ?

— Elle jouxte celle de notre pauvre Élodie. Parfois, Miette y couchait.

Elle lui tendit un bougeoir qu’elle venait d’allumer. Nicolas nota que la chandelle était si petite qu’elle ne lui permettrait pas de lire bien longtemps. Il faudrait se pourvoir de bougies. Il la suivit. Elle gravit l’escalier, marche à marche, en soufflant, ouvrit une porte qui donnait sur un étroit cabinet et lui donna le bonsoir après s’être à nouveau signée.

La pièce était moins sinistre que prévu, même s’il ne s’agissait que d’un petit boyau avec une fenêtre pareille à une meurtrière. À droite, une couchette garnie de sa paillasse et d’un matelas de laine recouvert de toile à carreaux était surmontée d’un traversin et d’une couverture marron. L’ensemble prenait la moitié de l’espace. Les autres meubles consistaient en une petite table sur laquelle étaient posées deux girandoles de cuivre, un miroir de toilette bordé du même métal, un pot à eau et une cuvette de faïence. Un fauteuil de commodité tapissé de drap rouge et muni de son pot de chambre occupait la place restante près de la fenêtre. Deux draps de lin épais gisaient sur la couverture. Il posa son bougeoir sur la table et remarqua une porte dérobée dans les boiseries que seul son bouton révélait.

Après s’être déshabillé, il s’enveloppa dans un drap comme un ancien Romain ou une momie égyptienne. Des expériences cuisantes l’avaient mis en garde contre la vermine qui élisait domicile dans la plupart des bois de ht d’occasion : à peine l’obscurité faite, les punaises sortaient de leurs repaires et se jetaient sur les proies allongées. Ne pas laisser la moindre part de peau libre était la parade de Nicolas contre cette engeance. Il souffla la chandelle qui répandit une odeur infecte.

Ne pouvant trouver le sommeil, il réfléchissait aux désordres de la maison Galaine. Charles Galaine était un faible, dominé par les femmes et malheureux en ménage. Ses sœurs avaient les travers des vieilles filles et tout ce qui les concernait était trouble et incertain. Chacun mentait sans vergogne : l’épouse, le fils, le commis et Naganda. Il songea qu’il devrait parler à la petite fille. Sans le vouloir, les enfants dévoilaient parfois des vérités dissimulées. Quel dommage de ne pouvoir interroger Miette, plongée dans l’abrutissement de sa folie ! Proche d’Élodie, elle était peut-être détentrice de secrets ouvrant d’autres perspectives.

Sur cette pensée, il s’endormit.

... Le condamné s’était longtemps débattu avant que le bourreau en habit bleu ne réussisse à le fixer sur la roue, secondé par ses aides. Pourquoi, diantre, pensait Nicolas, cet habit bleu si peu conforme aux règles et usages de son état ? L’habit rouge sang était de rigueur pour les exécutions. Sanson paraissait changé, sa bouche se tordait en un rictus atroce ; il leva sa barre. Nicolas ferma les yeux, attendant le bruit infâme, assourdi par les chairs, du craquement des os. Ce fut une sorte de roulement sourd qui lui parvint, suivi par trois coups secs comme au théâtre... Il ouvrit les yeux, mais au lieu de la place de Grève noire de peuple, il reconnut la chambrette obscure de la maison Galaine. Il était mouillé de sueur, enveloppé dans son grossier drap protecteur. Il mit quelques minutes à recouvrer ses esprits. Ce rêve ressemblait si exactement à la réalité qu’il ne parvenait pas à déterminer si ce réveil ne participait encore du songe. Plusieurs piqûres de punaises à la cheville le convainquirent qu’il était bien revenu à la réalité. Il appréhendait de bouger et de battre le briquet pour allumer la chandelle, tant il craignait d’avoir le spectacle de la vermine grouillant dans la paillasse, quand à nouveau trois coups distincts se firent entendre, frappés d’évidence à la porte dérobée.

Qui, à cette heure, pouvait se trouver là et chercher à le réveiller ? Il se leva, prit un briquet dans son portemanteau et alluma la chandelle qui se mit à filer en exhalant son âcre remugle. Il s’approcha de la porte et tenta de tourner le bouton qui résista ; elle était bel et bien fermée. Il décida de se recoucher. Sans doute son rêve avait-il été à l’origine de cette hallucination sonore. Ces vieilles demeures craquaient toujours, en particulier aux changements de saison. Le bois des charpentes continuait longtemps à vivre, se resserrant et se dilatant au gré des températures, de l’humidité ou de la sécheresse. À moins qu’il ne s’agît d’un de ces rats qui pullulaient dans la ville. Leur nombre surpassait ce que la raison pouvait imaginer. Des armées entières vivaient dans les profondeurs du sous-sol et remontaient le soir dans les maisons. La domesticité était contrainte de mettre les aliments et les réserves de chandelles à l’abri de leur insatiable voracité. La mort-aux-rats arsenicale répandue dans les logis occasionnait mille drames. Parfois, au cimetière des Innocents, où cinquante mille crânes étaient rangés en amphithéâtre, une tête de mort se mettait à rouler toute seule. C’était un rat, logé dans ce crâne, qui, incapable d’en ressortir, déclenchait ce prodige. Amusé par cette image, Nicolas allait sombrer dans l’inconscience quand trois nouveaux coups résonnèrent, cette fois à la porte donnant sur le palier.

Il bloqua sa respiration pour mieux guetter les bruits de la nuit, mais il n’y avait pas de bruit. Son cœur lui faisait mal. Il se glissa hors de la couchette, puis se jeta sur la porte qu’il ouvrit avec brutalité. Personne ! Pour le coup, il était pourtant sûr de n’avoir pas rêvé. Il fit quelques pas sur le palier, tâtonnant le long des murs, regagna la chambre, alluma la chandelle, ressortit et examina la porte voisine, celle de la chambre d’Élodie. Il l’ouvrit. La lumière vacillante éclaira une chambre de jeune fille tapissée d’une toile à motifs fleuris. Il repéra aussitôt la porte qui donnait sur son réduit. Au moment où il s’en approchait, celle-ci fut ébranlée par trois nouveaux coups. Il repartit en courant dans l’autre pièce, assuré de surprendre le mauvais plaisant qui se moquait de lui, mais le heu était vide. Aucun bruit ne troublait le repos de la maison Galaine. Le marchand pelletier et sa femme n’étaient, à l’évidence, aucunement troublés par les coups, et pourtant leur chambre se trouvait à quelques pas de là.

Que se passait-il donc ? Par quel étrange phénomène ces bruits entêtants le poursuivaient-ils ? Nicolas en venait à douter de ses propres sens. Son esprit fatigué lui créait-il des apparences favorisées par les événements étranges déjà survenus ici ? Pour la première fois de sa vie, Nicolas, toujours guidé par la raison, la mettait en question. Il réfléchit longuement à ce qui lui arrivait, sans parvenir à trouver une explication acceptable ou simplement plausible. En désespoir de cause, il finit par se recoucher, les muscles noués comme dans l’attente d’un coup. Ce qu’il venait d’éprouver entachait de doute tout ce à quoi il croyait. Il cherchait avec une sorte de désespoir maniaque à trouver des explications, des causes cachées, des hypothèses auxquelles il n’aurait pas songé. Revenaient à sa mémoire les histoires de son enfance, glanées lors des veillées, quand Fine, en faisant griller les châtaignes, égrenait à voix basse les contes de la vieille contrée celtique. Il écoutait avec une horreur mêlée de plaisir la description méticuleuse des supplices et le dernier voyage des âmes des revenants, emprisonnées dans des corps de chiens noirs et précipitées dans le youdic, le Styx breton. Les hurlements du vent et le craquement du feu accompagnaient ces récits au bout desquels sa vieille nourrice prenait plaisir à rassurer l’enfant. Ce souvenir l’apaisa et il s’endormit. Il songea que seules les enfances heureuses resurgissaient ainsi, avec les visages aimés des êtres disparus.